À table

Publié le 11 juin 2013

À table, la table familiale, nous mangeons dans la cuisine, mon père raconte. Il raconte toujours quelque chose. Une anecdote familiale, et je goute particulièrement celle de l’espiègle arrière grand-père, qui est revenu blessé d’un camp, à pied, et jetait des cailloux aux fenêtres pour signifier à sa femme qu’il était de retour. Celui qui avait démonté une charette avec des amis bien intentionnés et l’avait remonté au faite du toit d’une maison alsacienne, ou celui qui, avec des amis bien intentionnés, faisait les vendanges, la nuit, avant les vendanges, pour fabriquer avec le patron du bar un vin de contrebande, un vin toujours alsacien. Celui dont le souvenir sans image se mélange dans mon imaginaire avec l’introduction du film de Volker Schlöndorff, lui même adaptation de Günter Grass, « le tambour ». Et mon père racontait, des histoires, et des blagues, de cul de préférence, et des anecdotes de son travail, et des conclusions philosophiques ou politiques qu’il tirait de ses intéressantes expériences professionnelles. Et il racontait des choses sur la physique, sur les théorèmes, sur la mécanique des corps, sur ses professeurs, sur son enfance, sur ce qu’il avait entendu à la radio, puisqu’il passait une bonne part de son temps de travail dans une voiture. Ha oui ! Et comme il sillonnait, parcourait, et absorbait les valons des 500 kilomètres autour de chez nous pour régler d’immenses fours industriels, dont je ne voyais que les relevés de combustion sur de grands disques de papiers, dans le coffre de sa voiture de fonction, comme il sillonnait, il mangeait dans une infinité de restaurants, et il racontait les menus, ce qu’il fallait manger ou pas, comment choisir le restaurant ou le menu, et s’il avait mangé quelque chose d’inédit, et les anecdotes, encore, des patrons de ces établissements. Il évitait soigneusement ce qu’il appelait les « Ginette », ou qu’on nome parfois « routier », qui propose un plat unique pour l’année entière, plat en général d’hivers, comme il m’est arrivé de manger de la daube en pleine canicule, et qu’il laissait ces collègues s’intoxiquer dans ces lieux-là, pour préférer le petit resto régional, le petit « gastronomique ». Il racontait ses stages, qui étaient nombreux, son métier évoluant à toute vitesse, son employeur l’y envoyant conpulsivement, une entreprise privée qui répondaient au désir de luter artificiellement contre le monopole de GDF, ses stages parfois à l’étranger, et il en ramenait une technicité nouvelle et de nouvelles anecdotes. Mon père, orginellement menuisier ébéniste, qui toute sa vie a fabriqué des meubles et aménagements pour familles et amis, a vendu du gaz aux industriels, et pour ça, il avait du devenir à trente ans passés très bons en math et en physique. Mon père raconte. Il raconte son travail, il semble être plutôt de gauche, mais s’énerve contre les ennemies du capitalisme, en disant « mais la France à choisi, après la guerre, l’économie de marché » et il savait, il savait que les Français s’y étaient enrichis. Et ces pires ennemies étaient les syndicalistes de la boite d’en face, collègues pourtant, les fonctionnaires qui protestaient pour faire ouvrir la grille d’entrée cinq minutes avant la fin de la journée, parce qu’ils étaient tous partis avant l’heure… Il pestait, et n’avait comme ami d’en face que celui, détesté de tous, qui « bossait pour le patron », expression qui désigne celui qui fait du zèle pour rien. Oui, il fallait bosser.
On ne connaissait que ça. Et enfant, il fallait bosser, avec une prime particulière pour l’ainé, et l’ainé, c’était mon père, et ensuite, c’était moi. Alors, deux choses : Il fallait savoir tout faire. TOUT FAIRE. Et il fallait le faire. Alors, alors, il fallait « aller aider ton père, va ! » Et il fallait faire quelque chose. « Tu dois faire quelque chose ! » Qu’est-ce que tu fais ? Je lis. « Arrête de rien faire, va aider ton père ! » Je hurlais, « je ne fais pas “rien”, je lis ! » « Tu vas voir ! » OK, alors, je tiens le bout, le bout du plateau de bois qui passe dans la « dégauchisseuse », et je me prends les copeaux dans la gueule… et quand un copain vient, qu’il ose braver mon père, qui leur fait peur, à tous, il me trouve, couvert de poussière, en train de « faire quelque chose », et je devrais décliner, l’offre de partir sur un chemin, pour faire une bêtise ou une autre, comme casser un carreau pour rentrer dans un bâtiment interdit, réaliser un radeau sur une marre pollué de bidons avec des têtes de mort abandonnés par les petites entreprises planquées dans les bois, et couler avec… ou escalader les montagnes de la décharge, y trouver des trésors et des horreurs… ça arrivera bien aussi.

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