Douleur du réseau

Publié le 25 janvier 2009

(Ce texte est une esquisse)

« L’Univers nous reprend, rien de nous ne subsiste, 
Cependant qu’ici-bas tout continue encor. 
Comme nous sommes seuls ! Comme la vie est triste ! »

Jules Laforgue

Le syndrome d’Alexandrie

Douleur au singulier. Mais il serait possible de préciser, et d’aborder des douleurs, comme celle évidente de la ruche, cette confrontation brutale à la multitude qu’à représenté l’arrivé du réseau, ou encore celle des déviances dévoilées, toutes ses impudeurs qui fascinent tout particulièrement les médias anciens… Mais cette douleur du titre répond à une intuition unique d’une douleur unique, sourde d’un dénie nouveau, et qui est pourtant un symptôme du réseau, ou plutôt, du sujet connecté.

Parce que le réseau est avant tout une réponse, et c’est en explicitant la question à laquelle il répond, et en interrogeant sa manière de répondre à cette question, que nous identifierons notre douleur encore occulte.

C’est seulement à partir de cette idée claire du réseau que nous pourrons avoir une chance de comprendre, et enfin d’entendre. Entendre quoi ? Le gémissement de l’espèce…

Cette machine-réseau, excédant toutes les autres, doit répondre à une fonction, la sienne, qui est un absolu. Puisque se joue aujourd’hui une tragédie en suspend depuis l’origine de notre espèce, pour avancer d’un cran. Là où la télévision ne semble en fait qu’un enjeu philosophique secondaire, coincé entre Platon et toutes les stratégies du pouvoir, l’Internet advient comme une réponse universelle, peut-être comme une évidence anthropologique…

Ce qui doit être dit, pour comprendre et accepter la douleur, et surtout reconnaître enfin cette douleur, c’est la différence entre un phénomène civilisationnel, culturel, historique, technologique, simplement conjoncturel… la télévision par exemple donc, comme symbole même de la confusion des genres, et un phénomène anthropologique : la connexion des humains entre eux et d’avec leur mémoire commune.

Anthroplologie ?

L’Internet est un retour, un dépouillement de la machine de sa souveraineté, un retour à l’humain, radical, qui souillent à l’infini le mythe de la machine, sa symbolique de mort, de pureté, d’absolue, par un retour brutal aux souillures du biologique. Avec l’Internet, c’est un fantasme totalitaire de la domination de la tekhnè (selon Stiegler) qui s’abîme dans l’océan masturbatoire de tout les adolescents du monde.

Par exemple et très pragmatiquement, l’usage de l’internet a ainsi ringardisé la course à la puissance des ordinateurs personnels, castrés, et réduits à l’état piteux de simples « terminaux » de connexion au réseau. Et pensons qu’aujourd’hui toute la technicité du monde, toute la course à la miniaturisation, à l’optimisation des performances, tout ça pour qu’un œdipien commun, bien trop assumé, puisse se connecter à sa maman n’importe quand et de n’importe ou… double humiliation pour la glorieuse machine comme pour l’immense parcours du savoir humain !

Il faut dire ces choses, même si elles semblent nous éloigner de notre véritable recherche. Car il faut évacuer ce « problème de la machine ». Pauvre machine, au bout du XXe siècle, ré-asservi aux humeurs intimes d’un peuple de singes libidineux, ironie de l’histoire. Mais alors, que reste-t-il, si l’on ne peut réintroduire la critique de l’Internet ni dans le cadre de la critique de ce qu’on appelait la « technosphère », ni dans celui parcouru de poncif des critiques des médias ?

Baudrillard ou Stiegler  par exemple, semblent parler d’un objet qui n’existe simplement pas… ou plus, ou pas encore. Baudrillard a cru au fantasme « Cyber », du moins il a accordé suffisamment de crédit à ce terme-fantasme pour en user, et la déjà ancienne désuétude de « cyber » ne rend pas service aux derniers textes de celui-ci… Et Bernard Stiegler, à faire de la technicité une essence de l’homme, semble juste le dernier représentant d’une conception classique de la place de l’homme dans l’univers. Il n’est pas le premier ni le dernier à cherche un « propre » de l’homme, qui comme les autres “propres”, finit absorbé par la terrifiante zoologie…

La machine-cyber, c’était la possible altérité, celle qui n’existe toujours pas aujourd’hui, mais aussi l’immersion sensorielle dans un univers numérique, expérience pour l’instant aussi ridicule qu’ennuyeuse. Aujourd’hui et pour quelque temps probablement, l’homme n’échappe pas au monde, et ne discute qu’avec son bête semblable.
Et c’est ici que l’homme se retrouve seul, seul et nu, comme au premier jour sans outils. Puisqu’il faut alors se retourner, puisque l’excuse de la machine n’a aucun sens, piètre électroménager toujours en danger de désuétude, pour s’affronter, et accepter la véritable nature du réseau : nous, nous tous comme espèce, là… enfin là, toujours là, tout présent aux autres : notre condition.

Le réseau est — n’est qu’ – un amas de câble et de composant polluant, fonctionnant à l’électricité, qui s’est répandu sur toute la planète à une vitesse inouïe, pour NOUS connecter à NOUS.
Il n’y a pas de robot, il n’y a pas « d’intelligence collective » ou de cerveau cybernétique né de l’accumulation des données, comme dans les fantasmes communs des romanciers et informaticiens… Il n’y rien qu’un tas de fils, de l’électricité tant que nous la payons, et nous, nus et interconnectés. Et ainsi, dès le début de l’internet, les humains s’y sont dénudés, au sens le plus trivial, et s’y sont adonnés à leurs turpitudes intimes.

Le réseau, c’est donc nous, un nous désignant l’espèce humaine. L’internaute, c’est NOUS. Un NOUS encore balbutiant (plus d’un milliard d’internautes en janvier 2009, source : institut comScore) mais tendant déjà à s’optimiser, en réponse à ce qui semble un impératif téléologique. Mais en tant que NOUS, avons-nous été autre chose un jour ? N’avons-nous pas toujours été « réseau » ? Du point de vu de la zoologie, ne participons-nous pas des « animaux sociaux » ?

Les scientifiques qui ont conçu le réseau ne l’ont pas conçu pour qu’il s’optimise à l’échelle de l’espèce. C’est comme si dès son avènement, il contenait sa programmation optimale, comme un ADN qui ne demande qu’à. Mais encore, il faut bien comprendre, il n’y a là aucune mystique, aucun fantasme de la machine. Si l’optimisation était inscrite, c’est que l’usage premier répondait à un double impératif anthropologique, déjà :

Sauvegarder-échanger

L’internet a en effet été conçu pour échanger des archives numériques. Et ceci est anthropologique. Pas d’histoire humaine sans échange. Et pour qu’un échange soit valide, il faut inscrire du symbolique dans la permanence. Sinon, une valeur symbolique qui ne perdure pas, c’est une escroquerie. Il faut donc :
• Inscrire une valeur symbolique dans une relative permanence. La solution adopté est d’investir un objet arbitrairement, matériel, de cette valeur immatérielle.
• Échanger les supports de ces valeurs symboliques, les objets, contre d’autres objets ou d’autre valeur symboliques. Ce qui représente exactement la genèse dune société.

Évidemment, « anthropologique » est un simple mot, scandé comme une formule magique qui à aucun moment n’explique ou justifie. Mais il sert à indiquer une « certaine tendance à l’universalité » d’un processus qui produit tout aussi bien le corps social, le commerce, la science, l’art…

[Voir Bourdieu, langage et pouvoir symbolique]

Ce qui est désigné par anthropologique est donc ici la permanence d’un désir collectif d’inscription du symbolique dans la durée. Mais si l’espèce semble constamment lutter contre le temps et l’amnésie, le monde s’y oppose, par ses lois physiques, l’entropie, par l’histoire, par la simple mortalité des hommes et des choses…

Les stratégies de préservation

[Du fétiche à la bibliothèque, de la transmission orale aux archives. Voir Polastron]

Douleur du sujet

Dépouiller le sujet de son libre arbitre, n’est-ce pas aborder le problème philosophique le plus délicat avec grossièreté ? Il faut toujours se souvenir des prévenances de Levi-Strauss en la matière. La structure n’a pas de rapport avec l’anecdote. La liberté de l’auteur, audace, se situerait dans l’anecdote, le récit diégétique et non dans la structure, structure qui le sous-tendrait « comme les autres », et donc le ramènerait dans le giron de l’espèce, de l’histoire, de sa société, de son environnement culturel immédiat, en contradiction avec sa singularité revendiquée.

De ce premier mouvement, collectif, d’échange et sauvegarde de valeur symbolique à la naissance de l’auteur il y a bien sûr un espace historique qui est celui de l’avènement du sujet. Il y a un mouvement qu’il faut parcourir rapidement, comme une promenade entre l”archéologie du savoir de Foucault et l’archéologie du sujet de Libera, et peut-être remarquer une forme d’actualisation numérique du jeu entre ces deux archéologies. Deux piliers d’une hypothétique sagesse.

Une approche structuraliste de l’auteur le déposséderait de son libre arbitre, de la même manière que le fait social lu comme élément symbolique ne peut être explicité consciemment par l’acteur social.

Envisager l’auteur comme élément d’un dispositif, et écrire l’évolution du dispositif jusqu’au numérique, c’est donc abandonner la mystique occidentale de l’auteur, dans le cadre duquel il est toujours d’une manière ou d’une autre une figure de dieu, c’est à dire paradoxalement un « sujet », et ceci s’explicitant dans la matrice occidentale de toute figure du sujet, dans l’hypotexte absolu que représente l’odyssée d’Ulysse se débattant pour son libre arbitre.

L’enfer c’est les autres

(Douleur de la communauté… Deuil de l’unicité, de la singularité.)

Critique du réseau

Devant la nouveauté des problématiques spécifiques au réseau numérique mondial, nous sommes très vite en mal d’outil conceptuel adapté. Toute démarche réflexive sur le réseau bute sur deux écueils, une mauvaise définition de la nature du réseau, quand ce n’est pas une méconnaissance coupable, et une absence d’outils conceptuels adaptées à un nouvel objet… Nous avons vu nombre de commentateurs et philosophes s’y abîmer, à tenter d’utiliser les vieilles clefs de la critique des médias et puisque nous sommes sans outils, avant d’espérer analyser correctement notre objet, il nous faut fabriquer nos propres outils.

Paradoxalement, nous avons aussi remarquée que la nouveauté du réseau est en grande partie fantasmé. Ainsi, ces dispositifs numériques high-tech sont en fait les avatars récents de vieilles structures, de vieilles recettes, et dépendent de tout autant de vieilles sciences comme les mathématiques (structure numérique), la linguistique (navigation, classement), la sociologie (usage collectif)… que de pratiques antérieurs, qui dépendent pour une grande part de la littérature et de la rhétorique, comme le journal (blog), de la correspondance (email), de l’aphorisme, du trait d’esprit (twitter), de la conversation (forum), etc. et ceci de manière quasi indépendante de l’objet-médium, c’est-à-dire de l’outil numérique et son évolution technologique. Ainsi le numérique au sens matériel, composants de l’ordinateur, processeur, mémoire, disque dur, etc. a relativement peu d’influence sur un espace conçu comme langage universel entre machines hétérogènes.

Cette continuité entre dispositif prénumérique et dispositif numérique inciterait à penser qu’il existe peut-être des outils critiques anciens adaptables à ce médium nouveau, de la même manière que ce réseau réactualise des dispositifs du livre, par exemple, en changeant pourtant « quelque chose » de leur nature profonde.

Si nous voulons construire notre boite à outils il ne faut s’encombrer d’aucuns scrupules et aller chercher nos outils dans des lieux parfois très éloignés du monde numérique.
Nous allons illustrer la chose en exécutant un grand écart entre la philosophie analytique anglaise et la philosophie marxiste… de la même manière que nous oscillerons souvent entre philosophie esthétique et sociologie pour répondre à ces deux grandes réalités du réseau : immense bibliothèque et constellation de réseaux sociaux.

Comme un premier exemple du dévoiement d’un outil conceptuel prénumérique, la « performativité du lien numérique », déjà abordé dans « esthétique du lien numérique », mémoire dans lequel j’avais procédé à une catachrèse indélicate de la performativité de J. L. Austin au milieu du réseau numérique. Il serait judicieux ici de revenir sur cet usage abusif d’un terme sorti de son contexte philosophique, et en retournant aux sources, aux écrits de J.L. Austin autant qu’au commentaire sur ceux-ci, de regarder de plus près comment l’énoncé austinien s’applique au réseau numérique.

Critique des dispositifs numériques réifiant

La théorie marxiste a cette vertu d’être déjà une critique des réseaux, spécifiquement des réseaux marchands que l’on trouve chez Marx sous la forme d’une critique morale des processus de fétichisation de la valeur marchande. Ce que Lukacs résumera par le terme générique : « réification ». La théorie marxiste à une autre vertu, celle de nous prémunir aujourd’hui contre toute tentative d’enthousiasme pour le positivisme objectivant de l’homoœconomicus anglo-saxon.

Mais encore une fois, elle devra subir le même sort que l’appareil Austinien. Nous pervertirons le vocabulaire pour l’adapter à notre objet

— La vraie nature des réseaux sociaux numériques. Critique du WEB2
— La réification des processus sémantiques. Critique du [futur] WEB3
— Question sur la « nature réifiante » de tout échange numérique. La donnée numérique en réseau comme valeur fétiche.

Hystérisis

Des valeurs/mœurs prénumériques confrontées au réseau
Résistance, persistance des mœurs et valeurs prénumériques sur le réseau

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