Famille (retour)

Publié le 9 avril 2013

La fille en mini-jupe : « On se barre » « Hu ? » « On se casse, on rentre… Je peux pas y retourner, tous ces cons, ils m’emmerdent ! On se casse ! » Ho merveille ! Elle m’évite la corvée familiale et je la ramène avec moi. Ho merveille ! Comment une chose pareille a-t-elle pu se produire ? En bagnole, sur le chemin du retour, plus droit, celui qui rattrape la nationale à mis chemin, celui à angle droit, qui correspond mieux à mon esprit trop cartésien.
Mais la nuit avance maintenant, et sur le bord d’un village, un bar. On boit un coup ? OK. On s’arrête, et au comptoir, tous les deux, couple étrange, étrangement accoutré. On commande de la bière. Et cause, et rigole, et glousse même, et se rapproche, en entrechoquant les tabourets hauts. Et perte d’équilibre, et rire de plus belle. Et plus rien n’existe, rien ni personne. Et alcool encore. Et main droite qui cherche, qui glisse sur la cuisse, ce petit cône de jean, comme une invitation, et le bout des doigts qui trouvent ses lèvres, qui cherche l’humidité, comme un petit sourcier, qui trouve et tout se perd en rires emmêlés et respirations fébriles.
Mais ma tête, par dessus son épaule, qui brusquement voit les regards, les regards hostiles, très, très hostiles, comme jamais, pire que dans un bar corse. Et je glisse dans son oreille, moins sexy « on se casse, aller, maintenant », et on part, et dans la voiture « pourquoi on se casse » « Tu n’as pas vu comme ils nous regardaient ? » « Ho t’es con, c’était bien ! » « On en trouvera un autre », mais non, parce que le temps file, et que les bars sont fermés, sur la route, maintenant, et que nous arrivons sur la nationale. C’est une trois voies, c’est important. On va maintenant tomber vers chez nous, sur l’unique voie pour nous, comme une chute, vraiment, comme une chute dans le noir…
Quelques minutes de silence, et sa main glisse vers mon sexe, ouvre ma braguette, le sort, aussi vaillant que le permet l’alcool. Je lâche le volant d’une main, pour croiser. Ces mains croisées sur le sexe, se sera notre marque, et dans quelques années, une photographie.
On se touche, dans le noir égaillé par le clignotement des phares. Et prise, elle se débarrasse de la jupette, ce qui est rapide, et bascule vers moi, et c’est là que je sais que je suis saoul, puisque j’accepte son corps, et elle se tourne complètement, comment ? Et elle me couvre, m’enjambe, et s’interpose entre moi et le volant. Je passe mes bras de chaque côté de son corps, reprend plus fermement le volant, et elle s’enfile, lentement, péniblement, et je me perds dans son corps, mon nouvel horizon, et me traverse l’esprit, enfin, le lieu, la situation, et je pense « nous allons mourir comme ça… ça a de la gueule… ». La première fois, la première grande provocation, son poids appuie sur l’accélérateur, la voiture file, j’enserre son corps et le volant, la voiture file, droite, dans ce tunnel noir, et elle se débrouille… Imprégné. Je suis imprégné de ce moment. Je vois encore, comment du coin de l’œil, le clignotement des phares inverses me guide, la trajectoire, et comment je tiens le cap, du coin de cet œil, comment ce petit coin de l’œil assure notre survie. Longtemps, long et insatisfaisant, long comme un…

Il y a dix ans, au moment du petit bonheur domestique, j’ai écrit ça comme ça :

« Je ne vois plus, je sens tout. Mes doigts. Nos rires. La ligne droite. Une trois voies, plus dangereuses. Mais quelque chose se passe. La voiture file droit, dans le noir. Roule. Elle se penche vers moi, frotte la bosse de mon pantalon, défait ma ceinture, ma braguette et sort mon sexe. On rit. On glousse plutôt. Nos respirations couvrent le bruit de la route. Elle ne résiste pas, vient, glisse, monte, m’enfourche, face à moi, me cachant complètement la route. La nationale. Je sers le volant, l’enserrant ensemble, le cale droit, la cale droit, poussant comme pour un piqué en avion. Sur le bord droit de mon oeil droit, je devine la scansion rythmée des arbres et sur le bord gauche de mon oeil gauche, la pulsation des phares qui nous croisent, qui m’hypnotisent. Son poids enfonce l’accélérateur. Droit. La nationale. Droit. Nos rires nous emportent. Elle coulisse sur ma bite, bordélique, aussi pratique que la paille, mais on s’en fout, ça s’emboite comme ça vient, sans gros résultat, sans gros contact. L’alcool. Anesthésie des peaux. Énervement. Fonce ! Je suis plein de la pulsation lumineuse de la route, pour toujours, fonce ! Une éternité définitive. Allez, allez, je tiens la route, comme un tunnel, à l’instinct. Longtemps.
Je lâche la main droite. Elle descend de moi, retrouve sa place du mort. La nationale. Droite. Je retrouve la route, le volant, les pédales. La voiture n’a pas dévié. Pas mort. Pourquoi ? On essayera autre chose. Une prochaine fois. Cette fois-là, nous arriverons. »

C’était le repas du soir du vendredi 14 octobre 1994. Comment je sais ça ? Parce que le lendemain, obsédé par les images de la nuit, j’ai tenté de prendre des notes visuelles, pour fixer la chose…

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