Genèse en bande dessinée : Robert Crumb à la mise en scène

Publié le 30 décembre 2009

2009 – Chez Denoël Graphic

J’ai lu quelque part que l’exercice était sans intérêt, voir ennuyeux, parce qu’au premier degré. Mais qu’aurait-il fallu ? Qu’il exécute son premier projet ? Une parodie de plus ? Un commentaire supplémentaire à la cohorte des commentaires qui remplissent les bibliothèques  ?Le choix du premier degré, qui semble s’être imposé de lui-même, n’indique pas une déférence de Crumb, mais plutôt ce qu’il explique dans l’introduction :

« Moi, R. Crumb, l’illustrateur de ce livre, ai, au mieux de mes aptitudes, fidèlement retranscrit chaque mot du texte original […] Ironiquement, je ne crois pas que la Bible soit ’la parole de Dieu’ ».

Crumb n’est pas superstitieux, il a donc considéré la genèse comme une œuvre littéraire. On ne peut donc lui faire un procès en bigoterie, mais il la prend pour ce qu’elle est, une source majeure de notre culture, ce qu’on nome en structuralisme un hypotexte, que bien peu de monde, croyant ou non, ne lit plus vraiment, comme plus personne ne lit Homère tout en connaissant pourtant Ulysse. Ainsi, le respect marqué par le premier degré répond non pas au respect d’une parole divine, mais à l’importance culturelle de ce texte. S’il on prend donc cette œuvre pour ce qu’elle est, un collage littéraire ancestral qui a modelé notre passé, en bien et en mal partagé, et lorsqu’on accepte ça, il n’y a plus à s’insurger des erreurs, des incohérences, des répétitions qui marque la compilation de sources éparses, les mensonges sur l’époque, les manipulations, toutes choses qui dépendent aujourd’hui de la recherche littéraire et de l’archéologie, et toute question à laquelle ces sciences répondent de plus en plus précisément. On s’y référera si l’on veut « damer le pion » des croyants trop crédules ou trop suffisants. Mais pourquoi s’acharner sur eux alors que ce n’est pas le propos de Crumb ? N’a-t-on donc pas d’autre problème urgent, de part le monde, pour que tant s’échinent en d’interminables querelles tautologiques ? Si l’on adaptait la « Recherche », imaginerait-on demander des comptes à Proust sur la véracité de ses souvenirs ? Ce serait ridicule, et donc, ce texte peut aujourd’hui être « adapté », comme n’importe quel autre texte littéraire, pour ce qu’il est, en respectant son intégrité, dans le cadre des limites de l’exercice…

En effet, les adaptions littéraires en BD sont à peu près toute foireuses, Bible, Shakespearienne ou autre, et donc, ce qu’on doit interroger, c’est bien l’opportunité d’une telle entreprise, et bien sûr, s’il en sort quelque chose plutôt que rien… Et pour ça, plutôt que crier avant de l’avoir ouvert, il faut lire le nouveau livre de Crumb, entièrement. Est-ce que Crumb apporte quelque chose à la lecture de l’original ? Lecture, au passage, déjà fortement problématique puisque traduite, par qui, et d’après quelle version ?

Évidemment, je ne peux nier la force de l’à priori positif qui me fait porter une attention particulière à un livre de Crumb plutôt qu’à un autre. Je ne suis pas sûr que je me serais précipité sur une adaptation de la Genèse par n’importe qui d’autre. En fait, je suis sûr que non. Le fait que ce soit Crumb, pas n’importe qui, Robert Crumb, était en soit intrigant, pour l’estime que je porte à son œuvre, pour son importance pour la BD et pour moi, mais surtout par le fait qu’une illustration au premier degré de la Genèse semblait si… antinomique avec son univers passé. Il avait presque toujours donné dans la satire cruelle et la confession impudique. Je dois dire que je n’en attendais pas la jubilation habituelle, sachant d’avance le parti pris de la fidélité. En fait, pour ne pas tergiverser, il me semble que Crumb a réussi son pari par la quantité, par la masse des planches, par la stabilité stylistique totale de l’artisan en pleine possession de ses moyens techniques. Et c’est dans la lecture longue, lorsqu’on plonge dans l’univers grouillant créé par l’entrelacs de la langue si étrange à nos oreilles des vieux récits et des visages grimaçants, des situations brusquement explicites, mais surtout des corps Crumbien, musculeux et poilus, se débattant sur ce minuscule territoire promis à Abraham et a sa descendance, qu’il se passe enfin quelque chose. Il faut pour ça, passer l’obligatoire moment de la naissance du monde, qui n’est pas la plus extraordinaire genèse que l’homme se soit racontée à la veillée, pour arriver vite sur la véritable genèse, celle d’un peuple, de sa généalogie, de ses mœurs et de ses aspirations. Et c’est à ce moment que le livre fonctionne, que l’adaptation fonctionne, c’est-à-dire qu’elle apporte quelque chose. Elle « ouvre » le livre originel, enfermé dans sa langue ancienne, dans ses répétitions, ses incohérences nées du collage de sources éparses (on pense aujourd’hui que ce texte a été écrit au VIIe siècle av. J.-C. pour « inventer » une origine pastorale commune à deux royaumes distincts, Juda et Israël, compilée à partir de sources diverses remaniées, littéraires et orales). Le dessin ouvre véritablement le texte, le mettant brusquement en lumière à son échelle, l’échelle du livre, et non à l’échelle kitch et grandiloquente d’Hollywood, et heureusement que c’est Crumb qui a fait ce travail-là, et pas un illustrateur froid, mais Crumb, dessinateur de corps jouissant, qui a revivifié ces corps-là. Ça marche. Brusquement le texte, de sacré, retrouve sa véritable dimension, bien supérieure à toute idole textuelle. Il retrouve son humanité, et vraiment, cette histoire d’humanité-là prend toute sa dimension. J’en suis sorti, en amateur d’archéologie, touché par l’immense épopée humaine, qu’en lecteur moderne et rationnel, je n’avais jamais vraiment « senti » (autrement qu’intellectuellement et culturellement) dans mes lectures du texte biblique, quelle que soit la version. Parce que cette illustration littérale, qu’on pourrait donc attendre sage, montre, explicite, ce qui est en général occulté par la lecture, et surtout par les lectures déférentes, qui, paradoxe de la religion, idolâtre le texte en le niant dans les passages incompatibles avec la doxa bigote. Les planches mettent à plat, littéralement, et égalisent les épisodes, en effaçant les lectures puritaines des deux derniers siècles. Et il faut alors que les croyants assument que le dieu de ce texte protège, soutient et assure l’avenir de brute sanguinaire et grossière qui ne rechigne pas au massacre d’innocent, par exemple. Troublé, j’ai ressorti les deux versions de la Bible qui sont dans ma bibliothèque, une usuelle, et celle de Chouraqui, mais aussi les illustrations de Gustave Doré. Comme l’annonce Crumb, il colle au texte de manière maniaque, et donc il n’y a rien à dire de ce côté là. Ce n’est donc pas un commentaire de plus, mais bien une illustration. Il est fascinant de voir comment Crumb est consciencieux là ou Gustave Doré trafique le texte, excluant les passages qui le gène, caresse son époque dans le sens du poil (un paradoxe), et aseptise l’histoire en magnifiant les corps, qui s’en trouvent idéalisés, lisses, et figés dans le plus pur mauvais goût XIXe. Dans une religion qui honnit l’idolâtrie dans le texte même, Gustave Doré construit des idoles creuses qui n’ont rien à voir avec la littéralité du texte. Crumb dessine ce que dit le texte, et si certains pensent que c’est aller dans le sens des mauvais penchants d’une époque à la religiosité maladive, ils se trompent lourdement, car, « montrer » le texte, c’est empêcher ceux qui le manipulent de mentir. Ainsi, Crumb dé-arianise (pour les dérives dix neuvièmiste) et au plus doux dé-occidentalise une imagerie manipulée pendant des siècles par une idéologie occidentale schizophrène, et ça fait du bien. Crumb le montre simplement, en redonnant un visage à chaque personnage, sans qu’on puisse le contredire, et c’est réjouissant. Oui, cette incroyable histoire d’humanité, sûrement compilée et reconstruite pour des raisons purement politiques, en sort revivifiée, revitalisée, rejouée. Et loin de m’y être ennuyé, et même si je connaissais les histoires, je me suis surpris à espérer qu’il se paye le Pentateuque ! Qu’est-ce qui s’éclaire ? Le côté révolutionnaire de ce texte fondateur, qui raconte une petite histoire, en marge de la grande histoire, de celle des civilisations qui l’enchâssent. Pas de grande dynastie, de grand guerrier conquérant des territoires immenses, de bâtisseurs d’empire, mais des gens simples à l’échelle d’un territoire minuscule. Pas d’histoire de roi et de princesse, mais des bergers, propriétaire aisé, oui, mais de simple berger, qui ont des problèmes de berger : problème de femme, de fratries, de mouton, de commerce… C’est un phénomène inouï qu’une civilisation comme la notre se soit construite sur les histoires exemplaires de ces gens-là, qui n’ont de noblesse que celle qu’ils s’arrogent. Le dessin déshabille le texte de son aura artificielle, de l’exégèse, en affichant les particularismes, là ou le mythe y invente une universalité décontextualisée, et l’universalité de l’histoire revient, oui, mais ni par le mysticisme, ni par la philosophie simpliste, ni par le service législatif minimum qui n’est peut-être que reprise antérieure, mais par l’humanité de l’histoire, purement, complètement humaine. Le texte ici n’est plus grandiloquent, il ne résonne plus entre les piliers d’une église, résonance d’ailleurs désirée par les scribes, comme semble le symboliser le deuxième baptême d’Abram qui devient Abraham, mais parle d’une voix apaisée, d’humain à humain colportant des histoires d’humains, et c’est un grand bien. Débarrasser de 2700 ans d’appareil paratextuel étouffant, on peut ainsi y lire les histoires d’amour, de désir, les trahisons, les tractations commerciales, les querelles fratricides, et au passage, la justification de l’état centralisé pour prévoir les famines… toutes choses qui nous parlent de « notre histoire » de manière, en effet, universelle, et bien plus « universelle » que la relation intime entre ces patriarches et leur étrange dieu « privé », qui semble bien plus soucieux de leurs intérêts particuliers que d’un quelconque intérêt général… Maintenant, revenons à Crumb, et est-ce si étrange qu’il consacre son temps d’aujourd’hui à ça. Oui, il est américain, et le texte de la bible est encore vif là-bas, alors qu’il n’est plus , pour la plupart, qu’une brume culturelle chez nous. Mais plus encore, c’est peut-être du côté des ses passions anciennes qu’il faut regarder, de sa vieille passion pour ses musiques nées sous le joug, des musiques noires d’avant le jazz psalmodiant des chroniques d’humanités pas si éloignées, et mêmes inspirées de cette Bible ancestrale, et de l’orientation résolument nostalgique des bandes des dernières années. Les incompréhensions seraient alors juste l’indice que le vieux malentendu, qui fait que Crumb n’a jamais eu le public qui lui correspondait, perdure encore. Crumb est simplement un auteur, qui s’est emparé d’un médium infantile il y a un demi-siècle, et en a fait l’espace de libre expression que doit être tout médium majeur, et il s’y est exprimé, il s’est raconté, et s’en est aussi servi pour tendre un miroir inédit à la société qui l’a vu naître. À un moment donné, à cause du choix de ce médium populaire, et à cause d’une esthétique, par coïncidence, cette époque s’est reconnue, sans voir la charge qu’y instillait l’auteur. Aujourd’hui, ce demi-siècle de dessin passé, en pleine possession de son métier, il revient sur la grande source de sa culture, pour la relire, et il nous convie simplement à le suivre, ou plutôt à redécouvrir ces vieilles histoires exemplaires, un soir d’hivers, au coin du feu.

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