Grande scène de mort

Publié le 6 mars 2011

[Cet article était préalablement publié sur www.leportillon.com en date du 5 avril 2008. Mais il datait de l’automne 2006, si mes souvenirs sont bons… sa date de publication ici est le 6 mars 2013. Mais il est antidaté pour ne pas parasiter le flux]

Vous connaissez Max Beckmann ?

[dropcap]À[/dropcap] la sortie de l’adolescence, je me suis pris d’une passion pour les expressionnistes allemands. Leur peinture représentait pour moi une sorte de quintessence de la peinture. Une toile ne pouvait être expressionniste qu’en étant la trace d’une énergie picturale pure, paradoxalement moins maniérée que dans l’abstraction, car la représentation brutale obligeait la forme sans échappatoire vers un quelconque esthétisme. Les toiles les plus crûment picturales ont été produites par ces gens-là, à cette époque-là, dans la broyeuse des deux grandes tueries mondiales.

Aujourd’hui, je trouve que même Kirchner, que j’adorais, n’a pas échappé à un esthétisme un peu facile. Et mon goût s’est incliné vers des œuvres plus difficiles, plus austères et pas nécessairement réussies au premier abord. Il y avait deux toiles que j’aimais particulièrement. L’une de Kirchner, et l’autre de Max Beckmann, prolifique grand peintre assez méconnu en France. Mais je n’aimais alors que cette toile là de Beckman, alors que j’appréciais Kirchner sans restriction. La toile de Beckmann s’intitule « Grande scène de mort ». Tout un programme.

Grande scène de la mort

Max Beckmann, 1906, 131X141 (1906 -> mort de Cézanne).

Un homme mort à l’instant, dans un décor austère, allongé sur son lit et entouré de trois personnages :

Le mort allongé sur le lit, tête de profil, relevé par un tas exagéré d’oreillers ou de drap pliés, son corps émacié dénudé jusqu’à la taille. Peau très légèrement plus pâle que celle des vivants. Ventre et joue creusés. Bouche ouverte et yeux clos. Jeune homme ? Devant le lit, les vivants, de gauche à droite, un homme de dos assis sur une chaise regard dirigé vers le mort, torse nu, épaule droite très basse donnant à son corps une torsion bizarre marquée par deux traces de pinceau indiquant les plis de la chair. Sa position doit venir du fait qu’il s’agrippe au dossier de la chaise que son corps cache complètement, une fille nue très maigre, brune à cheveux longs, de dos, accroupie, jambes très écartées, qui s’agrippe au bord du lit. Tête posée sur le lit, touchant l’épaule du mort. Le corps dessinant une croix inversée, et devant une fenêtre noire qui ferme le tableau sur sa droite et forme une autre croix au-dessus du lit, en retrait par rapport au plan de la scène, une femme est debout, de face, levant les bras au ciel et la tête si en arrière que nous ne voyons pas son visage caché par son bras.
 La pâte est lourde et la touche grossière dessinant des contours incertains sauf pour la fille accroupie. Pas de détail. De cette touche brutale et lourde qu’on retrouve chez d’autres peintres autour de la charnière du XIXe et XXe Siècle.
Ce tableau, puisqu’expressionniste, exprimait a priori des sentiments violents : des douleurs du deuil. Dans ce cadre, la femme devant la fenêtre présente une position attendue, voire caricaturale, du désespoir : les bras au ciel. On connaît l’obsession biblique de Max Beckmann, et la croix de la fenêtre fait du tableau entre une descente de croix et une remise du corps à la mère. La femme les bras au ciel ?
En opposition et en symétrie de ce long corps émacié dont les bras levés accentuent la verticalité, le corps de l’homme de gauche est ramassé, monolithique, lourd, comme écrasé par la douleur, une douleur intérieure, implosive, opposée à celle explosive inscrite à droite du tableau par les bras au ciel de la femme. Cette masse de chair exprime une douleur écrasante par une simple torsion marquée par deux traces de peintures plus foncées. On pourrait donc interpréter ces masses par leur opposition formelle simple. Une inversion des attributs formels masculin/féminin est à noter. Les formes verticales, raides, dressées, dynamiques, phalliques, sont propres aux personnages féminins, alors que les formes féminines, molles, massives, rondes, creuses (du ventre du mort, de sa bouche baillante), se retrouvent chez les personnages masculins.
Le personnage central, la plus jeune fille, forme indéniablement un couple avec le mort. Sa symétrie, sa rigueur formelle, ou même pourquoi pas sa forme de flèche indiquant le sol, sa silhouette plus dessinée, plus contournée que le reste du tableau, fait de son corps le point focal. Sa position accroupie lui permet un contact physique avec le mort par sa tête reposant sur le lit. On peut en déduire une intimité particulière avec celui-ci, et peut-être une douleur plus intime. Les bras sur le lit la rapprochent encore du mort, indiquant même une tendresse et peut-être encore un refus du deuil (ou au contraire une acceptation du désespoir, une lassitude).

« Pour nous qui sommes des êtres discontinus, la mort a le sens de la continuité de l’être ». L’érotisme, page 19, Georges Bataille.

petite-scene-de-la-mort-dacb9Beckmann a peint à la même époque une « petite scène de mort », plus familiale, plus bourgeoise, avec des personnages en habit… donc tout ce qu’il y a de plus normal, si ce n’est peut-être le personnage de face, à la Watteau, qui regarde étrangement le regardeur. Un autoportrait ? Une porte ouvre au fond sur la pièce dans laquelle on aperçoit la morte. La morte, en effet, car ce tableau-là met en scène la mort de la mère du peintre. Les commentateurs que j’ai pu lire semblent assimiler les deux tableaux à ce deuil. Mais dans « la grande scène », il s’agit d’un mort, pas d’une femme, le cadre social ne coïncide plus, les personnages non plus… À Berlin (exposition Alt Nationalgalerie) en 2005, la grande scène n’est pas présente. Il est même très très difficile d’en trouver une trace sur Internet.

Qu’a donc cette peinture ?

Cette « grande scène » là déroge. Nous sommes confrontés frontalement au corps mort allongé. Là où Picasso ne peint sous le même angle que la tête de son ami mort, Max Beckmann montre le torse entier du mort sans raison apparente. Nous sommes donc confrontés à la peau du mort et à son ventre vertigineusement creux, comme un ravin abandonné par la vie.
Surtout, l’étrange famille (?) en deuil qui l’entoure nous plonge dans un énigmatique épisode de roman. Le dos nu et le pantalon de travers de l’homme assis par exemple, invite à imaginer une « situation » précédente, quelque chose d’instantané, d’une action d’habillage ou de déshabillage pas terminé. La femme devant la fenêtre-croix semble découvrir la mort à l’instant du dernier souffle. Nous sommes dans la narration, narration très classique qui évoque plus les couvertures de roman populaire de cette époque qu’un sujet pictural. Le traitement et les couleurs rappellent aussi ce genre d’images.
Jusque-là on accepterait l’étrangeté de l’homme « mal fagoté ». On pourrait interpréter sa situation comme un désir de rendre le tragique de l’inattendu du dernier souffle et l’abandon des conventions devant cette explosive douleur… et même pourquoi pas la condition populaire des personnages. La scène « normale » devrait se contenter de ces trois personnages : le mort, l’homme écrasé de douleur, la femme découvrant l’événement.
Les deux douleurs masculine et féminine pourraient alors par leurs oppositions formelles et symboliques présenter un équilibre pictural classique.
Donc, jusque-là, en s’en tenant à la description de la scène, notre tableau pourrait être du milieu du 19e, naturaliste pourquoi pas, sociologisant et bien pensant à la Greuze. Mais, indépendamment du traitement plutôt fin XIXe lui, il manque un personnage qui ramène le tableau dans le cadre de son époque et de son mouvement esthétique :

— La jeune fille nue

Le tableau montre-t-il autre chose qu’un simple deuil ?
Le corps de cette fille, comme un doigt pointé, vient déséquilibrer la lecture. La nudité classique de la peinture est ici comme « mal » mise en scène :
 De dos 1, accroupi, ridicule, les cuisses exagérément écartées, sans vraisemblance…
Un abandon. Un abandon a la douleur et a l’obscénité ou un « écartèlement » de douleur ? Un miroir de l’origine du monde de Courbet, comme une apocalypse intime ? Nous serions alors dans un tableau plus symboliste qu’expressionniste.
C’est pourtant ce dernier personnage — et premier pour l’œil — qui ramène le tableau dans le cadre violent de l’expressionnisme par son obscénité même, en même temps qu’il bouleverse les interprétations. Il est intéressant de noter que les commentaires sur ce tableau que j’ai pu lire ne font JAMAIS mention de cette fille nue… Comme si elle n’existait pas… Oblitérée…

Dietmar Elger dans « Expressionisme » (chez Taschen, le plus facile à trouver) écrit nonchalamment « la grande scène de la mort présente des hommes dans une situation exceptionnelle… » Sic !
L’écartèlement de la jeune fille, seul personnage qui garde un contact avec le mort, trouble le regard (suffisamment apparemment pour l’occulter), qui réinterprète alors les deux autres nudités. Le tableau devient la mise en scène de trois chairs, dont l’une est morte, et des relations ambiguës, sexuelles, s’immiscent dans la lecture.

À moins de revenir à d’hypothétiques écrits du peintre ou à une interprétation historique officielle que je ne connaîtrais pas, il n’est vraiment plus possible d’interpréter le tableau. On lit bien une « histoire tragique » à son paroxysme, mais il est impossible de raconter cette histoire avec certitude. L’écartement des cuisses de la fille ouvre littéralement son sexe au mort, mais le dissimule au regardeur sans lui cacher le fait, disons, « anatomique ». Cette position est suffisamment « anatomiquement extrême » pour imaginer qu’elle ne puisse avoir un sens fort, où du moins ne soit pas la marque d’une « volonté de dire » du peintre.
Il est tentant ici d’évoquer Bataille (l’érotisme – 1957), plus encore que Freud (pour situer : « Trois essais sur la théorie sexuelle » — 1905) qui lui remuait déjà les idées publiques en 1906, pour ramener ce tableau dans le cadre de la définition de l’Érotisme comme relation entre Éros et Thanatos.
 Peu importe alors qui était l’amant de qui, que le mort semble être un relatif jeune homme (?), en relation donc avec la relative jeune femme, dont les relations intimes semblent encadrées par l’impuissance de l’homme-père à gauche et la femme-mère qui lance à droite son imploration au ciel. Peu importe que cette scène semble tirée d’un mauvais mélodrame populaire de la fin du XIXe siècle.

À la fin de la description, il ne reste qu’un étrange tableau, une curiosité, résistant à ce qui semble sa propre capacité de narration.

« L’action décisive est la mise à nu. La nudité s’oppose à l’état fermé, c’est-à-dire à l’état d’existence discontinue. C’est un état de communication, qui révèle la quête d’une continuité possible de l’être au-delà du repli sur soi. Les corps s’ouvrent à la continuité par ces conduits secrets qui nous donnent le sentiment de l’obscénité. » L’érotisme, page 24, Georges Bataille.

Sans l’aide de Bataille, l’impudeur et même le grotesque de la situation semblerait contredire le thème même. Mais cette impudeur des corps, en semblant simplement contredire ou brouiller la situation du deuil, dit plus qu’une simple scène naturaliste, voire misérabiliste, puisqu’elle invoque la libido du regardeur dans ses subtiles ambiguïtés (perversité). Beckmann a peint une mise en scène réellement érotique de la mort en liant formellement et symboliquement un sexe féminin béant et la béance de la bouche du dernier souffle d’un mort. Une mise en scène tragique et crue de la chair, de la mort et du désir… Ce désir dans le regard du voyeur, incapable d’accepter la provocante obscénité, incapable d’accepter les idées  qui lui viennent en même temps que la vue de la mort, incapable d’accepter cette association, jusqu’à occulter un personnage central dans une toile, comme le nez au milieu d’un visage…

(Ne pas oublier de survoler le tableau…)

Les œuvres qui résistent à l’épuisement des interprétations restent les plus passionnantes. Mais encore faut-il, pour la passion, la possibilité du regard droit sur ce qu’elles montrent.

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  1. Plus tard, le motif de la femme de dos jambes écartés reviendra dans un autre tableau de Max Beckmann très violent : « la nuit » 1919.

0 comments

  1. J’ai décidé de poster dans Détresse visuelle quelques vieux articles qui trainent sur le Web, ou qui ne trainent plus, comme celui-ci qui était dépublié depuis pas mal de temps.

    Ça me permet, pour moi, de garder dans un seul blog l’ensemble des articles dépendant de près ou de loin de l’histoire visuelle.

    Celui-ci a plusieurs vertus :

    Il me permet de me rendre compte que la fréquentation de CV a profondément changé mon approche. L’ekphrasis systématique m’amuse à la relecture, mais représente aussi une manière de rester le nez collé à l’objet. Et je n’écrirais plus les choses de la même manière.

    Par contre, je me souviens très bien pourquoi j’avais écrit cet article. J’étais agacé des descriptions délirantes des œuvres dans les livres d’Art. Je me souviens en particulier d’un autre tableau expressionniste, représentant un homme sodomisant une chèvre (cherchez !) sur fond de soleil couchant qui devenait un truc comme «soleil couchant»… et un laïus sur l’humanité ou je ne sais quoi… Ne rien trouver sur «Grande scène de mort» m’avait profondément énervé. Et cette manière qu’à l’Histoire de l’Art traditionnelle d’occulter ce qui la dérange aussi. Ceci venait résonner avec mes souvenirs d’étudiant des Beaux-Arts. Nous avions pris l’habitude de lire à voix haute les commentaires délirants que nous trouvions. Et nous étions toujours indignés par la distance entre ce qu’enseigne la pratique et ce qu’en gardait l’Histoire… Vieux problème.

    Et enfin, cet article m’interroge aussi personnellement, puisqu’il me permet de prendre conscience que depuis quelque temps, je me consacre ici exclusivement à mon enfance… Je vais demander à mon miroir ce qu’il en pense…

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