Je marche sur des oeufs

Publié le 1 septembre 2015

Je dis à Elric : « Il n’y a que deux solutions : tu es mort ou tu es vivant. Rien d’autre. Pas de troisième terme. Alors… » Un silence. Mais je continue, pour tenter de perturber la gêne subtile que le drame a installé. Je continue, parce que ce n’est pas mon genre de laisser le silence gagner : « Alors, il ne faut pas avoir peur de l’avenir. La seule chose qui peut faire peur, c’est le présent. Mais… ».

Je sens que je ne m’arrêterais pas. Pourtant, franchement je ne sais pas quoi dire.

La tête baissée, toujours, il tente… Je vois bien que lui non plus ne sait pas quoi dire. Le drame rend l’air légèrement opaque. Ou plutôt nos perceptions. Oui, notre perception de l’air, de la lumière…

C’est si étrange, la manière dont le drame contamine nos vies. Même ce drame lointain pour moi. À la fois lointain et si proche. Je marche sur des oeufs.

Oui, c’est ça. Le drame oblige, il est un impératif subtil. Celui de ne pas trop rire, par exemple, de garder des silences, de laisser des silences, d’installer des silences. Il oblige à être précautionneux, moralement, à aiguiser son empathie, à humer et… à se taire.

Sauf que ce n’est pas mon genre. C’est quoi mon genre ?

On en parle. C’est idiot, c’est dans le vide. On en parle dans le vide. Je ne sais rien. Lui n’a pas plus de solutions que le père n’en avait. On flotte dans un vide d’information et on s’accroche à quelques banalités.

Il dit « Peut-être qu’il ne voudra plus écrire ? » très doucement.

Je réponds « ou peut-être le contraire ? Tu sais, peut-être… » Tout ces peut-être. Le drame fabrique des peut-être. « PEUT ÊTRE », comme une négation du « N’A PAS PU ÊTRE ». « Peut-être qu’on se trompe, que ce que veulent les gens, c’est que ça continue… Sinon, ils sont dans le deuil, déjà, et en plus leur vie se vide, parce qu’on ose plus leur parler, les solliciter et même rire avec eux ? »

« Oui » je crois qu’il dit oui. Parce qu’on sent que c’est vrai, qu’il faudrait que ce qui est vivant continue, car c’est le rôle du vivant. Normalement. D’où cette incroyable transgression.

Je n’évoque pas, dans ce moment à l’air trouble, la manière dont je comprends, intimement, intimement, l’auteur du drame. Ce serait indécent. Oui, ça rend sensible à l’indécence.

L’indécence de l’écriture. J’ai compris que j’allais écrire tout à l’heure, en pédalant au bord du fleuve. En même temps que chaque tour de pédalier soignait mon dos brisé, je sentais que ça revenait. Je suis toujours surpris, du rapport de l’écriture avec la mort. Et de l’indécence de ce rapport.

De l’écriture avec le vélo.

De l’écriture avec moi.

De l’écriture avec ma m… Ha ! On dit pas comme ça pour soi ! On dit « finitude ».

Indécent, traître à moi-même, je dis, « pour moi, c’était conjoncturel… La différence… ». Oui, je me disais « ta gueule ». Mais le fil de la conversation, même ténue, presque silence, même, amène, ramène à soi, narcisse frétillant, et oblige à rattacher le drame à ses quelques connexions personnelles.

Mais je me reprends. On aime pas ne pas être digne. Je marche sur des oeufs.

Le titre du billet m’est venu au bord du lac. Il y avait deux choses : le retour de l’écriture, par la mort, et le titre. Mais je savais que le reste se comblerait. Puisque l’écriture comble. L’écriture est comble, en espoir de fond. Ho, la honte du jeu, de l’euphonie ! La honte des mots.

L’indécence. Je sais que j’assume les indécences, celles de l’écriture. Les autres. C’est mon rôle, mon « métier », même.

Hier, Mai Li me disait le rapport à son écriture. Que « c’était compliqué » ! Comme je comprenais. Je lui ai répondu, car j’aime les rassurer, que j’avais mis des décennies à assumer. Maintenant, c’est ainsi, ce qui est dans ce blog est moi. Ce qu’il reste de moi plus précisément.

Dès à présent, dès inscrit. Comme la photo, l’écriture est un fétiche. Une trace de la vie du mort, de moi, d’un moi mort chaque seconde, à chaque mot. Fétiche. Fétiche qui doit permettre de fixer le souvenir, de se souvenir, jusqu’à substitution totale. Jusqu’à ce que le fétiche reste, seul, et remplace le souvenir, et enfin, remplace le mort, son existence éphémère. La persistance des fétiches, c’est la culture, la matière de la culture, son flux vivant, vibrant.

Quand j’ai appris, c’est Mallarmé qui m’est venu. Son drame et sa sublimation poétique.

Mallarmé son informulable souffrance.

Je sais, voilà, oui, et alors ?

Alors, C’est de la blague. La vraie mort, c’est autre chose. Là, c’est de la mort d’un jeune écrivain dont il est question. La mort volontaire d’un jeune écrivain. De la question noire qui flotte derrière ce volontaire.

Je pense à son père.

noir

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