Le décadent perdu

Publié le 2 novembre 2020

À l’occasion d’un rangement des quelques rayonnages de la petite bibliothèque de l’entrée, pour laisser le champ à l’arrivée de la fibre (brusquement bloquée différée pour cause de confinement), je me retrouve avec un tas de livres au sol, des livres vieux et vracs. Les brassant, redécouvrant des choses, j’exhume du tas un mince livre rouge pour enfant, La goule aux fées, sans mention d’auteur sur la couverture, édité par la Librairie Delagrave. À l’intérieur, le livre est signé Moïse Renault et contient deux courts contes mollement moraux et peu mémorables : La goule aux fées illustrée par Doës, joli dessinateur de BD par ailleurs, suivit de Le prince Pie-Borgne illustré par un unique dessin plus classique d’un E. Le Tellier. Doës reste le plus célèbre du livre, le plus documenté. Le E. Le Tellier doit être celui qui a dessiné un jeu de cartes humoristiques… mais l’écrivain, lui, est un parfait inconnu. 

Moïse Renault ?

Quand je croise un écrivain que je ne connais pas, je fais toujours un petit passage par le Web. Et le petit passage se transforme parfois en enquête. Alors, Google, qui est ce Moïse Renault ? Quand dès les premiers résultats, tu tombes (sic) sur des nécrologies contemporaines, c’est toujours mauvais signe pour la notoriété du quidam… Non, ce Moïse Renault là n’est pas mort en 2015 ! Ensuite arrive le livre que je possède, à vendre, et enfin une première référence à un autre texte, une parodie rabelaisienne Le bayser perfeumé, histoyre pantagruelicque (1888), dont on trouve le texte en ligne (ici), et que j’ai vite transformé en epub pour le lire sur la tablette.

Et pas grand chose…

Et même un brusque doute, car pour certaines sources, Moïse Renault ne serait qu’un pseudonyme cachant Rodolphe Salis, le patron du Chat Noir, attribuant même la pochade Le Bayser perfeumé à ce dernier ! à ce stade, je me demande si je ne poursuis pas une ombre. Heureusement, ou malheureusement, le cimetière du Père Lachaise est très référencé jusque sur Wikipédia, et donc, division 6, la sépulture de Camille-Adrien Paris, peintre, porte en gravure « Monsieur MOÏSE RENAULT décédé le 4 juin 1890 à l’âge de 28 ans. » Voilà qui apporte une date de mort, un âge, et donc une année de naissance. Premier réflexe, la promiscuité d’un mort « culturel » plaide pour l’identification (a priori sociologique). Mais il reste un doute. Peut-être un homonyme ? Doute levé grâce à Gallica et le Mercure de France de janvier 1890 :

“Un jeune écrivain, de talent, Moïse Renault, vient de mourir. II avait pris, ces dernières années, une part assez active a la rédaction de diverses revues littéraires, où ses œuvres avaient été très remarquées, et il travaillait, en collaboration avec M. Paul Adam, à un important ouvrage sur Stendhal et ses sources de document. Moïse Renault laisse une spirituelle plaquette : Le Bayser perfeumé, et, dans ses cartons, un grand nombre de nouvelles et de vers manuscrits qui seront, nous l’espérons, publiés un jour. G. A. A.

Une minuscule trace de mort, et donc de vie, signée George-Albert Aurier qui vient confirmer que Moise Renault a bien eu une existence propre. Et à ce stade, il serait improbable que deux Moïse Renault soient morts jeunes cette même année 1890… Moïse Renault l’écrivain est donc fort probablement né en 1862 et mort en 1890 à l’âge de 28 ans, et après une courte vie d’auteur, de poète, fût malheureusement et rapidement oublié. Il édite son unique livre de son vivant, Le Bayser perfeumé, en 1888. Si mon édition de La goule aux fées date de 1936, la BNF date la première édition de 1901, donc posthume. Et ce minuscule livre est encore réédité en 1939, si j’en crois quelqu’un qui cherche à vendre trop cher son exemplaire sur le Web. On trouvait donc encore en librairie cette ultime et modeste trace de ce Moïse Renault 50 ans après sa mort. Et puis plus rien. Et surtout rien d’autre.

Voilà donc un véritable maudit ! Pas comme ce vaniteux de Verlaine qui le fut bien moins qu’il ne le criait, et ne l’est toujours pas 124 ans après sa mort ! Pourtant, ce jeune poète Moïse Renault était bien parti, et même apparaît en très très bonne compagnie dans deux livres d’Anatole Baju. Dans L’anarchie littéraire (1892 – page 15), Baju cite les “décadents” : Paul Verlaine, Emest Raynaud, Maurice du Plessys, Arthur Rimbaud, Jules Laforgue, Moïse Renault, Pillard d’Arkaî, Stuart Merrill, Albert Aurier, Valère Gille, Louis Villatte, Louis Dumur, Boyer d’Agen, Martial Besson, Léo Trézenick, Rachilde, Paul Vorsin, Fabien Colonna, André de BréviIIe, Paul Pradet, Georges Fourest… Et il l’évoquait déjà en 1887 dans L’école décadente, comme « Lauréat du dernier concours rabelaisien » (pour la plaisanterie citée plus haut) et « auteur de plusieurs nouvelles ou articles d’esthétique qui ont été fort goûtés ».

Évidement, ce Moïse Renault est surtout maudit d’être mort sans œuvres, ou si peu, mais il n’a pas eu de chance non plus. Pour le mesurer, il faut revoir ce moment de l’Histoire des décadents, comme le raconte Francis Carmody dans les Cahiers de l’Association internationale des études francaises, 1960, n°12 :

“[…] la Revue Indépendante reprise par Nion en janvier 1889, la Pléiade réorganisée en avril, la nouvelle Vogue de Kahn de juillet, et surtout la Plume, paraissant dès avril, qui selon Raynaud prend le gros des décadents et des éclectiques et qui nous mènerait alors, vers le Mercure, relancé en janvier 1890. Dans le Mercure, le nouveau directeur Vallette salue Baju, ne refuse pas l’épithète de décadent, et recrute Raynaud, Tailhade, Dumur et Dubus, qui encore, à l’exemple de Baju, écarte les Belges, compare le symbolisme au haschisch, et cultive la littérature occultiste et néo-byzantine.”

Moïse Renault meurt donc au moment ou des revues se créent et où celles existantes se restructurent autour du “décadisme”, et nécessairement sans lui. Vraiment pas de chance. Alors, maintenant trouver ses poèmes et articles ? Il sort rarement dans les métadonnées, et pas plus dans les indexations… Pas simple, mais nous avons au moins ses participations au journal de Baju : Le Dédadent. Dans ses colonnes, le 30 octobre 1886, ça donne ça, pour l’exemple, 

Etc.

C’est décadent, donc. Mais je préfère publier ici sa visite de l’exposition des incohérents de 1886, pour évoquer ce mouvement que Sophie Herzkowicz considère comme la matrice marrante de l’Art Contemporain. Le Décadent, du 13 novembre 1886 :

AUX ARTS INCOHÉRENTS

Or je flânais, exquisement béat, comme tout Parisien qui se respecte, de par les rues fleuries et brunes et les boulevards aux platanes déplumés par l’approche de l’hiémale saison. O la flânerie délicieuse et douce ! O la dive et complexe étude ! 

Sur le trottoir : des piétons actifs et affairés, mâles ou femelles, qui s’entrecroisent devant les boutiques à montres affriolantes, des filles de joie poudrederizées, à chevelures artificiellement fauves, lorgnant gemmes et pierreries en les vitrines des orfèvres et du sempiternel vieux monsieur décoré, encore galant, lorgnant d’un œil lubrique les filles de joie, autour desquelles évolue avec gaucherie le bataillon sacré des stultes bécarreux, aux maigres tibias étranglés en de trop collants pantalons ; 

Sur la chaussée : des multiples et polychromes véhicules, Urbaines jaunes, Canailles chocolat, coupés de maîtres : roide et compassé sur son siège émerge Fautomédon ; des lourds omnibus à trois chevaux, aux vitres cliquetantes, dont le crépitement domine le susurrement intérieur des conversations. Sur le boulevard, les lourds omnibus s’arrêtent avec des grincements de poulie. 

Le tout entremêlé de propos interrompus, de bribes de conversations à la hâte saisies et de jurons de cochers, parmi les bleuissantes buées des aristocratiques cigares et l’âcre senteur des pipes prolétariennes. 

Et, tout en flânant, me conduisit la forte fortune vis-à-vis le palais indien, façadé de colonnes bizarres et de chefs éléphantins, qui décore l’entrée de la rue Boudreau : j’ai nommé l’Eden-Théâtre ; où l’exposition des Incohérents, nos ennemis intimes, à ce que dit la préface de leur catalogue enluminé; en laquelle exposition je me rendis. 

Moins acerbes et moins injustes que ces messieurs qui semblent nous considérer comme des conducteurs de chars funéraires, nous nous efforçons de rendre justice à une œuvre très connue, mais trop décriée par les Catons d’aujourd’hui, laquelle, sous les dehors d’une fumisterie des plus fin de siècle cèle une touchante philanthropie. 

Mais dès à présent, alors qu’une vulgaire tourbe de stupides philistins à faux-cols incurves et rigides, affecte de nous confondre, nous tenons à bien établir, entre les Incohérents et nous, une nette distinction, délimitée par une infranchissable barrière. 

Les Incohérents, jeunes gens talentueux et spirituels d’ailleurs pour la plupart, n’ont jamais poursuivi qu’un but : leur amusement et celui des autres. Cette limpide vérité lumineusement ressort de l’avant-dire par nous plus haut cité; mais oncques ils ne voulurent faire de l’art : ils le proclament journellement.

Ce but, tout d’esbaudissement et gaudissement du bon populaire, fut par eux merveilleusement atteint; et l’on doit déclarer qu’en dépit des plus ou moins absurdes critiques formulées à leur endroit, et des pleurs et grincements de dents échappés à ceux-là qui déplorent ce qu’ils appellent notre intellectuel affaissement (?) ces Incohérents ont réussi à faire jaillir à nouveau la joyeuse étincelle de notre vieille et fine gaîté gauloise que de mornes plumitifs prétendaient défunte. 

Mais quoi de commun avec nous ? Nous que l’on appelle Décadents, bien que notre littérature lucide et imagée ne soit rien moins au contraire qu’une littérature de décadence ! — Antiphrase, sans nul doute ! — Nous, les invincibles apôtres du nouvel Art, qui, sans prendre souci ni cure des ineptes appréciations des foules, marchons d’un pas ferme à la conquête de l’Idéal, entrevu par nous à travers les Brouillards de l’obscurantisme littéraire moderne ! Nous, qui sommes des artistes, en un mot, et non des Tabarins ! La dissemblance, ce me semble, est véhémentement lumineuse. 

Exposés ces faits, clamons quelques œuvres dignes de remarque, parmi tant d’autres que nous ne pouvons nommer, faute d’espace, mais non faute d’envie : 

De M. Caran d’Ache : Il neigeait (épisode de 1814) ; des cavaliers en noir, sur un fond grisâtre, le tout nimbé d’une longue voilette de tulle à pois blancs, simulant la neige. 

De M. Grivaz : Les voyages déforment les jeunesses. O si alliciante, la jeune soubrette, quoique…. endommagée ! 

De M. Emile Çohl : L’abus des métaphores ; une tête carrée, etc., le reste se déroule dans le catalogue. 

Du maître Henri Pille, Deux scènes flamandes. 

De M. Norés : Un sonnet décadent en vers de couleurs ! O Loumo ! Le tout encadré de numéros du JOURNAL. 

De M. Maurice Ray: Austerlitz ;  un petit, tout petit caporal dans un nuage de fumée; le triomphe de l’absinthe. Dessins impeccables.

De M. E. Meruni : Pattes dItalie ; et Les commandements de l’Incohérent. 

De M. Colonna de Césari : Mont-sous-Vaudrey; peinture politique. 

De M. Alfred Le Petit : Reliques, curieux amas d’antiquités contemporaines. 

De M. Lanos : La femme honnête et l’autre, aucune différence … dans le tableau. 

De M. Lorin : Un accident, panneau décoratif et funambulesque. 

De M. Charles Leroy : Les morts vont vite. 

De M. Gray : Les qualités déjà femme. 

De M. Paul Bilhaud : L’enfant qui a mal aux doigts. 

De M. Emile : Les grenouilles qui demandent un roi, étude naturaliste. 

De M. Caoutchouc : L’utilité delà famille. 

De M. Juarez : Les Cynghalais. De M. Lfzès : Le petit poussait. 

De Mme Eléonore Bonnaire : Le passage de la Manche; etc., etc. 

En somme, une heure très agréable à écouler en si bonne compagnie. Et quand je dus sortir, pour errer à nouveau de par les rues embrumées par Novembre, ayant mon cerveau agité par les tumultueuses réflexions plus haut décrites, je songeai au morose vieillard du poète latin : .

…Laudator temporis acti…. 

Et je me dis avec mestesse : Puissions-nous ne point ainsi ratiociner, quand nous parviendrons en la décrépitude de l’âge sénile !

Moïse Renault.

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