Le téléphone

Publié le 23 avril 2013

Ces conversations enflammées, avec R. Des conversations qui pouvaient durer des nuits. Comme une longue conversation, unique logorrhée, de nos voix aux accents si différents. Cette conversation qui avait débuté à la première seconde. Car il arrive qu’une amitié débute instantanément. Je me souviens, nous passions le concours d’entrée aux Beaux-Arts. Sur l’escalier, juste avant de rentrer dans la salle, en troupeau encore, des inconnus, et R. et alors que je ne comprenais rien à ce qu’il me disait, avec son accent trop rapide, comme une langue étrangère, une complicité instantanée. Tout ce que nous ferons ensemble, dans les années qui viennent, toutes ces aventures, extrême parfois, aux limites de la folie, aussi, toutes était déjà contenu dans ces premiers échanges enjoués, sur cet escalier. Une amitié instantanée, nous si différents. Lui, qui m’apprendra tant.
Des années, des aventures, je prendrais l’habitude de partir le voir, loin, dans le sud, et il m’emmènera dans des fêtes étranges, des banquets au cœur de la Camargue. Sa petite sœur, qui devinait tout, était amoureuse de moi, m’avait dit, “on se mariera ensemble, j’en suis sur !”. Dans cette ambiance magique, parmi ces longues brunes à l’œil perçant, celle qui m’avait susurré “Non, pas toi. Toi, je n’ai pas le droit de te dire ton avenir ! “On” me l’interdit”. J’avais éclaté de rire. Et je m’en trouvais fort aise, de ne rien savoir.

Paumés parmi les moustiques et les taureaux, nous participions à un grand banquet. La conversation nous tenait, tendu, haute et vive, belle comme nous savions l’entretenir. Mais brusquement, dans la gaité, le regard qui se perd. Cette aiguille qui traverse de l’estomac à la tête, cette aiguille de l’absence, qui finit par coudre ensemble les yeux, et l’humidité. Et comme seule sait faire l’absence, cette insupportable souffrance, impression d’une part du corps qui manque, arraché. Alors, je me lève, j’abandonne notre conversation, et je glisse le long des convives, dans le bruit, dans le bruit et l’ivresse. Cette salle est immense. Je sors, dans ce pays que je ne connais pas; je ne sais pas ou je suis. Je ne sais pas où je suis sur terre. Je suis perdu, seul. Mais je n’ai pas peur, je cherche. Je cherche une cabine téléphonique, que je trouve. Archaïsme, je me cale dans cette petite boite aujourd’hui inutile, je compose son numéro, je n’ai aucun droit, aucune légitimité. Mais c’est irrépressible. Je l’appelle, et mon corps s’affaisse enfin d’une tension dont je n’étais pas conscient, seulement lorsque j’entends sa voix. Sa voix. Elle est là. Je ne sais pas ou je suis. Je suis perdu. Mais sa voix. Toute ma vie s’accroche à sa voix. Le monde disparait. Noir. Juste sa voix. Alors, je parle. Je parle, et elle m’écoute. Elle accepte cet appel. Elle l’accepte. Je l’entends. J’entends derrière sa petite famille, et je sais bien que cet appel est anormal, qu’il sera lu pour ce qu’il est. Mais je m’en fous. Je parle, je lui parle, et elle l’accepte, elle est contente de cet appel. Et je lui dis que je l’aime. Je lui dis. Et elle l’accepte.

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