Les volumes invisibles (sur Éric Tabuchi)

Publié le 7 juin 2017

Je ne me souviens pas bien où j’ai vu pour la première fois une photographie de Bernd et Hilla Becher sur un mur. C’était vers la fin de l’adolescence, mais si je ne me souviens pas du contexte, par contre, je me souviens encore parfaitement de moi devant ces images sérielles, comment elles me sont apparues instantanément comme une forme d’évidence. Une révélation ! Je n’avais jamais vu quelque chose comme ça, et pourtant j’ai instantanément accepté ce que je voyais comme art. Et plus encore, j’ai instantanément compris comment une démarche simple et répétitive pouvait être poétique. Je ne sais pas pourquoi. Je ne saurais peut-être jamais pourquoi. Mais je me souviens parfaitement d’avoir trouvé ces images aimables, et d’y trouver même des connexions avec des goûts enfantins très personnels, des goûts que je gardais secrets de peur de passer pour fou. Comme le goût des poteaux électriques, des architectures fonctionnelles, des châteaux d’eau, évidemment, des restaurants de bord de route et des stations-service « modernes », des usines, et d’à-peu-près toutes les productions humaines de formes universellement honnies. Je me revoyais enfant, lorsque nous voyagions en voiture, fasciné par toutes étranges constructions, que je tentais de voir longtemps, et survoir encore en tordant la tête, jusqu’à disparition/occultation dans le paysage. Ça me faisait quelque chose. Une sensation, un rayonnement, une émanation d’aura, une bulle fictionnelle qui déclenchait ce que je ne savais pas encore être une jouissance esthétique. Sans m’y intéresser culturellement, dès l’enfance, je m’y intéressais sensoriellement.

Peut-être, pour une part, parce que j’avais été assez superficiellement collectionneur, de timbres, de papillons un temps, de pierres, de ces choses qu’on nous fait collecter. Plus personnellement de livre, et de reproductions de tableaux découpées dans des magazines… car les livres d’Art étaient rares par chez moi… Peut-être aussi parce que je grandissais dans le déclin du modernisme ? Je ne saurais jamais, comme je ne saurais jamais pourquoi un fils de prolo s’endormait en écoutant les sons concrets d’une émission de radio nocturne, l’oreille collée au vieux poste, après avoir avalé un roman, sous les draps, à la lueur d’une faible torche…

Je dis parfois aux enfants d’Internet “nous vivions en temps de disette culturelle ! Vous ne pouvez pas comprendre !”. Mais c’est bien pire encore que ce que « vous » ne pourriez pas comprendre. Enfin, la série n’était pas étrangère à ma vie. De même que la variation. Ou l’accumulation. Et tous ces gestes qui composent la poétique d’un siècle éteint. Mais ces choses m’appartenaient, indépendamment de mon environnement. Et j’avais même ressenti une forme de jalousie à la découverte que le couple Becher exploitait l’une de ces choses qui m’était si intime.

Ensuite, ce goût honteux pour des choses que mon environnement détestait, d’instinctif, est devenu savant avec les études d’Art. Et un quart de siècle plus tard, sur les réseaux sociaux, je suis avec attention tout ce que poste Éric Tabuchi (depuis mai 2013 me dit facebook) qui semble comme avoir pris en charge “mon” sentiment, pour le dérouler en démarche cohérente. Il sillonne le paysage photographiant ce que plus personne ne regarde, qui à force d’être là disparaît, et surtout, toutes ces « grosses choses » dont on nie ou dénigre l’intention esthétique première. Il fait partie du cercle restreint de ceux qui regardent ce qui doit être regardé, et qui ravivent le lustre de ces gestes anciens abîmés dans le kitch. Ou dans l’oublie. Il dessille.

Évidemment, parler ici exclusivement de ma réception de connecté c’est d’une certaine manière trahi l’artiste Éric Tabuchi, oublier par ailleurs qu’il est un plasticien IRL, pour me contenter de noter, moi aussi, ce que personne ne semble voir : les réseaux sont peuplé par deux grandes sortes d’usagers que j’avais déjà distingués pour tumblr : les colporteurs (majoritaires) et les émetteurs. Les émetteurs se servent du réseau social comme médium, et leur message est d’autant plus fort qu’il est obsessionnel. Éric Tabuchi fait donc partie des émetteurs, et il balance très régulièrement des photographies de ces architectures modestes, invisibles ou considérées comme parasitaires, et toutes ces sculptures géantes qui parsèment notre monde, tous ces volumes, souvent abandonnés, qui dessinent et humanisent le paysage. Une poétique.

http://www.erictabuchi.net

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5 comments

  1. […] j’ai déjà écrit sur cette obsession d’Éric Tabuchi, ici, mais je me contentais de noter son implication sur le réseau facebook, comment il faisait partie […]

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