« L’invention de Gallica » de Jorge Luis Casares

Publié le 20 juin 2011

C’était il y a quelques années, en 2006 je crois…

Nous terminions une longue nuit dans l’ancien appartement de Jean-Pierre Mourey. Et je ne sais plus comment la conversation avait échoué là, sur les œuvres de fiction qui nous ont imprégnées et après lesquelles on peut courir pendant des années. Et parmi mes chimères mémorielles, quelques-unes que je ressorts du placard à ce genre d’occasion, comme ce film de vikings que j’étais persuadé d’avoir vu enfant, et dont j’ai découvert que tant de scènes venaient de plusieurs films… et devant la complexité du collage, j’ai du me résoudre à ne jamais retrouver mes impressions d’enfant. Ou lorsque j’ai tenté d’ajuster mes souvenirs en feuilletant une bonne centaine de numéros du journal PIF, de ceux que mes parents avaient brûlés profitant d’une de mes absences d’adolescent, effaçant ainsi définitivement mon enfance. Car j’ai eu beau m’acharner sur les pages, 35 ans plus tard, jamais je ne m’y suis retrouvé. C’était bien le journal que j’achetais, dans les années où je l’achetais, mais les pages étaient à la fois familières et absolument nouvelles. Douleurs. Les souvenirs sont réinventions. Et c’est toujours plus que troublant de ne jamais se retrouver à l’endroit même qu’on identifiait comme chez soi.

invention

Au cours de la nuit, je raconte à Jean-Pierre le scénario d’un téléfilm que j’avais vu partiellement et donc sans en connaître le titre. Mais ce téléfilm formellement modeste avait une trame si extraordinaire que je m’en souvenais encore et que même des années après, j’y pensais parfois et le cherchais en vain sur le réseau… Je n’ai pas remarqué tout de suite que Jean-Pierre me regardait bizarrement.

« Mais… ».

Il semblait vraiment troublé… « Mais ce que tu racontes, c’est l’invention de Morel ! ». Et ainsi, je découvrais enfin le titre de cette histoire qui m’avait tant perturbé. Et en même temps je découvrais que j’étais passé coupablement à côté d’un texte éminemment célèbre qui avait inspiré jusqu’au « métafilm » d’Alain Resnai, l‘année dernière à Marienbad ! Ainsi donc, ce que je cherchais était un texte hautement recommandable dont je n’avais pu capter la fascinante poésie qu’à travers une pauvre adaptation.

Je me souviens encore du regard désolé de Jean-Pierre, car, non content d’être ignorant, j’étais en train de raconter candidement l’histoire inventée par Bioy Casares à la personne même qui l’adaptait en bande dessinée ! Et j’imagine aujourd’hui que les planches en chantier devaient être justes derrière moi, dans la pièce…

Son adaptation est parût en 2007 chez Casterman.

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Dernièrement, fatigué de plusieurs années de lectures contraintes par mes recherches, je décidais de mettre la liste de lecture « philo/essais » en pose et d’enfin lire plusieurs auteurs que je m’étais promis de parcourir depuis très longtemps. J’ai donc avalé l’Invention de Morel, le roman de Bioy Casares dans son édition en « Bouquins » ( et son adaptation BD par Jean-Pierre d’un même élan), en me maudissant à chaque page d’en connaître l’intrigue… Comme j’aurais aimé lire ça 30 ans plus tôt !

C’est ici que commence la nouvelle histoire. J’ai une manie hypertextuelle depuis que je sais lire, mais cette manie a trouvé sa parfaite expression depuis que le réseau est entré dans ma vie : lorsqu’un livre est cité dans un texte, je fais des recherches rapides sur lui, avec toujours l’espoir de le trouver numérisé, et donc de pouvoir le télécharger. En particulier, j’ai usé de Gallica avec une délectation toujours renouvelée dès sa naissance.

Pour l’exemple, en lisant « L’invention de Morel », J’ai ainsi très vite pensé à la bande dessinée « Le naufragée du A » de Fred, ne pouvant imaginer que ce dernier n’a pas été inspiré par Bioy Casares. En effet, dans l’album des aventures de Philemon édité en 1972, on retrouve en quelques planches quatre ingrédients de « l’invention » :

— Le naufragé,

— l’île,

— le palais immense (Le Musée mal nommé dans le texte de Casares),

— et l’élément déterminant qui m’empêche de croire à une coïncidence : les deux soleils !

philemon

Et puisqu’on est sur Culture Visuelle, pour marquer un autre hyperlien, il y a deux lunes pour Corto Maltese, chez Hugo Prat, dans l’album « Tango »…

tango
mourey

Et donc la version BD de « l’invention… »

Voilà, c’était juste un exemple… pour digresser comme d’habitude…

Revenons à la lecture de « l’invention de Morel » :

Dès la première page, le personnage, naufragé volontaire sur une île déserte, se présente comme habité par une volonté d’auteur. Il cite même les titres des livres qu’il écrira dans son journal que nous sommes censés lire : « La défense devant les survivants » et « éloge de Malthus ». À la 4e page, le personnage parcourt les rayonnages d’une bibliothèque, ce qui est improbable dans le contexte romanesque : un fugitif recherché pour meurtre se cache sur une île déserte. Pourtant, le personnage est confronté à « Un hall, aux bibliothèques inépuisables et incomplètes ». Ces éléments de cultures au milieu de l’océan évoquent fortement le Capitaine Nemo de Jules Verne…

De façon très astucieuse, l’auteur va se servir de cette bibliothèque pour nous donner une clef de l’intrigue qui ne devra faire sens que bien plus tard. En attendant, nous comprenons tout de suite ce que voulait dire « Bibliothèques incomplètes » quand le personnage se plaint de ne trouver que des ouvrages légers, et un seul livre scientifique (c’est à dire pouvant l’aider à survivre). Nous sommes à la 4e page d’un roman d’aventure, donc, et le personnage fait une citation bibliophilique complète, ce qui est peu commun en la circonstance (l’île déserte, je le rappelle) : « un petit livre — Belidor : Travaux — le moulin Perse _ Paris, 1737 ». Il profite du sujet de ce livre pour signaler à notre attention qu’on trouve un étrange moulin « qui se voit dans les basses terres ». Tout ceci est trop précis pour être honnête !

En effet, la référence n’est pas fantaisiste, et ce fait est très important. Après tout, on ne demande pas au romancier de citer des ouvrages réels. Il peut aussi, à la manière d’ailleurs de son meilleur ami Borges, inventer un auteur ou un livre. Mais non… car évidemment je ne pouvais pas lire ce nom, Belidor, sans le taper dans Google et Gallica… Belidor existe. Belidor est un ingénieur du XVIIIe siècle,  spécialiste de l’énergie marémotrice et le livre cité traite des moulins à marée de Dunkerque et de la manière d’assurer la continuité de leur fonctionnement !

Casares inscrit donc à la 4e page de son roman une référence bibliophilique qui dévoile le moteur aussi bien énergétique que romanesque de son livre ! Mais c’est aussi un jeu Borgésien qui parie sur l’hypothétique savoir ou ignorance du lecteur. Car, vicieusement, que pouvons-nous comprendre de cet indice donné si nous n’avons pour en comprendre l’importance que la précision et l’insistance de l’auteur ? Comment imaginer ce qui se cache derrière le titre du livre : « travaux — les moulins perse », trompeur puisqu’un moulin perse est à vent, mais qu’un Moulin « Perse », du nom propre de l’ingénieur, est à marée… Qui donc, parmi ces lecteurs, sera suffisamment bibliophile pour saisir la saveur du jeu ?

Mais Bioy Casares n’avait pas imaginé qu’il existerait un réseau numérique mondial… Et qu’un « bête » lecteur de 2011 pourrait en une seconde télécharger gratuitement les livres de l’auteur du XVIIIe siècle dont il use si malignement.

Recherche GoogleBook : “Moulin perse Belidor”

Résultat :

« Le moulin et le meunier en France et en Europe » de Claude Rivals, 2000

Extrait « Bélidor décrit le système imaginé par Perse : des canaux permettent à la marée montante d’actionner la roue du moulin tout en assurant le remplissage du bassin ; ainsi le moulin fonctionne-t-il 4 heures et demie sur les 6 que la mer… etc. »

En dessous :

« Histoire de la nation française » volume 14 de Gabriel Hanotaux, 1929 :

extrait : « L’invention des moulins à marée, écrit Bélidor, est due à un nommé Perse, maître charpentier à Dunkerque »

Donc, ce livre est cité parce qu’il a du sens : c’est le seul livre scientifique, de la science qui permet au savant fou de l’histoire, Morel, de fournir l’énergie cyclique nécessaire à la machine, la fameuse invention, et qui accessoirement, pour justifier sa citation, peut aider le fugitif à survivre aux marées des « basses terres ». Ce petit livre est donc un point autour duquel s’articule les différentes dimensions du récit, un véritable hyperlien qui mène aussi bien au moteur du récit, à la conclusion de l’histoire qu’au monde réel, hors la sphère romanesque, ou plus précisément à une bibliothèque réelle.

Quelle est donc cette bibliothèque ? Est-ce la bibliothèque du père de Bioy Casares ? Où est-ce la « Bibliothèque » de son ami Borges ? Ici, une surprise m’attendait. Car dans la base de Gallica, trouvant l’auteur “Belidor”, mais pas le livre, ou plutôt ce livre-là, je feuilletais les pages de résultat… À la huitième page… une petite chaleur, vous savez de cette chaleur entre plaisir et angoisse à la découverte d’un trésor… Ici, un minuscule trésor, à la vue de tous…

« Catalogue des livres de M. Morel » 175?

catalogue-morel

Mais… il existait donc un Mr Morel, dont la bibliothèque est restée à la postérité sous la forme d’un catalogue… d’un livre, et qui contient le livre de Belidor que cite Bioy Casares ! La question qui se pose tout de suite est « d’où vient le nom de Morel choisi par Casares ? » Et bien personne ne sait et beaucoup s’interrogent. Il y a même des théories, dont celle donnée par Borges, qui évoque une similitude de sonorité avec le Dr Moreau de l’île… Par Borges ? Peut-on croire Borges en la matière ? N’a-t-il pas, celui-ci, le goût pour l’imposture littéraire ? Et un amour pour les bibliothèques qu’il partage avec… Bioy Casares ?

La dernière question que je me pose maintenant est : puis-je considérer comme une coïncidence l’existence de ce M. Morel dont la bibliothèque contenait le livre que cite avec insistance Bioy Casares ? Si Bioy Casares n’avait pas été Bioy Casares, si Bioy Casares n’avait pas été le meilleur ami de Borges, si et encore si… alors peut-être que j’accepterais de croire à une étrange, mais simple coïncidence….

Bibliographie :

«Adolfo Bioy Casares, Romans» Robert Laffont, 2001

« L’Invention de Morel» JP. Mourey & Bioy Casares. Casterman, 2007

« Architecture hydraulique ou l’art de conduire d’élever et de ménager les eaux…» Belidor, Bernard Forest de (1697-1761). L. Cellot Paris, 1782

« L’Invention de Morel. Robinson, les choses et les simulacres » Roger Bozzetto Etudes françaises, vol. 35, n° 1, 1999, p. 65-77.

« Catalogue des livres de M. Morel » 175? gallica.bnf.fr

« Les “Robinsonnades”, un genre littéraire ? » Cécile Lafite, IUFM Midi-Pyrénées, avril-mai 2011 (PDF)

« L’Invention de Morel » de Claude  Jean Bonnardot, – 08/12/1967 – 01h35min23s. Téléfilm visible sur www.ina.fr

16 comments

  1. Très sensible à ton évocation de Pif (qui publiait quand même Gotlib, Tabary, Mandryka ou Hugo Pratt…) et des souvenirs déformés ou réinventés. Dans le même genre de hantise idiote, mais qui ne me quitte pas, l’image d’un Kraken aux prises avec un vaisseau dans une aventure de Picsou en bichro, jamais retrouvé – le cerveau est une drôle de pauvre chose. C’est intolérable comme l’enfance nous poursuit et en même temps, c’est la vérité de notre construction, à jamais perdue et pourtant marquée à jamais.

    L’adaptation télé de L’invention de Morel n’était pas si mauvaise. Dans mon souvenir lui aussi lointain elle avait su restituer en quelques images insistantes la magie de ce conte de l’enregistrement, essentiel pour tout visualiste, merci d’en réveiller l’écho de cette manière, comme une vague qui revient et qu’on ne peut pas chasser.

  2. En fait, j’ai acheté la version TV sur Ina.fr, mais je ne l’ai pas revu… juste volé des images… C’est pas bien ! Du coup, je vais la regarder avec attention ! Pour ton histoire de Picsou, André, le gros problème, c’est que la production Disney est… monstrueuse, justement ! Mais je vais demander à mes petits amis de la BD…

    Pour ma part, je n’avais que quelques PIF à feuilleter, et pourtant j’ai découvert qu’ils avaient pré-publié « Mystérieuse : matin, midi et soir » de Forest ! Je n’en ai aucun souvenir, alors que dix ans plus tard, je collectionnais Forest ! Corto, je m’en souvenais très bien, et d’ailleurs je me souviens clairement que je n’y comprenais rien !

  3. Rétrospectivement, c’est fou d’imaginer Mystérieuse matin, midi et soir, que je tiens pour mon premier choc esthétique, dans Pif. Mais il faut avouer ça n’a pas duré, sous pression des lecteurs paraît-il… Je crois qu’une semaine il en a été diffusé quinze pages, la semaine suivante trente (histoire de se débarasser), et la semaine suivante rien du tout, enfin ça a été une de ces diffusions embrassées typiques, avec un éditeur qui est persuadé que les lecteurs détestent un chef d’oeuvre (dans le même genre je me souviens la lamentable diffusion de Péplum par Blutch dans (a suivre) au milieu des 90s, où l’ordre des pages n’était même pas respecté)… Pour ma part j’étais tombé sur le second numéro, qui contenait suffisamment de pages pour m’intéresser mais sans que je connaisse le début ni la fin avant des années (je me souviens distinctement que je l’ai relu ensuite, en couleurs, dans le rayon livre du « Euromarché » où mes parents faisaient leurs courses), ce qui a longtemps rendu le récit plus onirique encore. Aujourd’hui j’en ai trois éditions, la dernière à l’Association, celle en couleurs chez Dargaud et l’originale chez Serg. Et je n’ose en lire vraiment aucune, je les fais lire à d’autres mais quand à moi je me contente de les feuilleter précautionneusement, de peur d’abîmer quelque chose d’intime.

    Sur l’invention de Morel, je suis bien curieux du téléfilm mais je ne me suis pas résolu à l’acheter, bien que le grain ORTF très L’Île aux trente cercueils me plaise. Ce petit roman a inspiré bien d’autres œuvres, telles que L’accordeur de tremblements de terre des frères Quay, le jeu Myst, la série Lost, mais aussi plusieurs travaux d’art contemporain, par exemple par Masaki Fujihata.

    @André : un Kraken dans Picsou ? Hmmm… Je ne le vois pas, je demanderai à mon petit frère qui sait tout.

  4. @Alain : c’est pas un Kraken, c’est un dragon du Loch Ness… Du coup la bonne histoire doit faire partie de « d’autres sur ce thème avec pieuvres ».

  5. C’est vraiment super gentil de faire la recherche! Oui, c’en est une avec pieuvre, une grosse, façon Peter Pan…

  6. En même temps, wikipedia rappelle que l’inspiration peut provenir de l’île du dr Moreau. Morel, Moreau : maure, noir. Et le nom est courant : wikipedia english en cite une quinzaine comme ça sans réfléchir.

  7. C’est l’explication de Borges, Beth. ça ne veut pas dire que c’est vrai… Et un choix peut être multiplement motivé.

  8. Lu sur « Vers les îles » (http://www.vers-les-iles.fr/livres/Utopie/BioyCasares.html)

    LE FIGARO LITTÉRAIRE
    16 novembre 1995

    Extrait d’une interview d’Adolfo Bioy Casarès recueillie par J.R. v. der Plaetsen.

    — En écrivant L’Invention de Morel, avez-vous été influencé par L’Ile du Dr Moreau, comme l’a laissé entendre Borges ?

    — Non. Contrairement à ce qu’a écrit Borges, je n’ai pas été influencé par L’Ile du Dr Moreau en écrivant L’Invention de Morel. Je crois que Borges le savait, mais il voulait, en évoquant Wells me placer sous un haut parrainage littéraire. J’avais, à l’origine, songé à intituler mon roman L’Ile du Dr Guérin. Si j’ai fini par choisir le patronyme de Morel, c’est parce qu’il présentait l’avantage de pouvoir se prononcer de la même manière en français et en espagnol. En revanche, j’ai certainement pensé à L’Ile du Dr Moreau en écrivant d’autres de mes livres, comme par exemple Une poupée russe. Dans le même ordre d’idées, comme L’Invention de Morel est une histoire sur l’immortalité, on a prétendu que le personnage de Faustine était une allusion à Faust. Je tiens à préciser qu’il s’agit tout simplement d’un hommage à la Faustine des Contrerimes de Paul-Jean Toulet.

    –––

    Aussi : lors de la mise en vente du manuscrit original du livre récemment par Christie’s, on se rend compte, on apprend que Faustine s’appelait d’abord Justine, et que Morel s’est d’abord appelé Guerin.

    –––

    Merci pour vos recherches et la belle trouvaille de la bibliothèque de Mr Morel !

    Marie-Pierre Bonniol
    http://collection-morel.com

  9. Bonjour Marie-Pierre, merci de votre message. Cet article date un peu, mais il me reste cher par le souvenir de la poésie de la découverte. Et puis je garde la plus haute estime pour la fiction de Casarès. Je crois que mon travail photographique en est hanté. Merci pour le lien vers Paul-Jean Toulet.

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