Lone son cowboy n’est pas celui qu’on croit : No Country for Old Men

Publié le 31 janvier 2008

« Le sens ancien du mot « symétrie », tel que les Grecs l’employaient, répond aux idées de mesure, de proportion, d’harmonie, de rapports heureux entre les parties et le tout ». C’est ainsi, citant Vitruve, que Roger Caillois définit la symétrie, dans « Cohérences aventureuses, traité d’esthétique généralisée ». J’ai pensé à ce petit livre, abîmé quelque part dans ma bibliothèque, en sortant du dernier film des Frères Coen.

En le rouvrant, ce soir, je suis d’autant troublé par les correspondances. On pourrait le lire, entièrement, comme la bande-son de « No country for old men ».

En plein salon de la Bande dessinée d’Angoulême, nous avons été découragés par le monde qui se pressait pour le visionnage de « peur du noir », et nous avons décidé d’adopter la stratégie des heureux : ne jamais faire la même chose que les autres en même temps que les autres. Nous voilà donc dans une salle de cinéma demi vide, en compagnie de quadra et quinqua nécessairement cinéphile. Triple bonheur : salle vide, mais pas naine, pas d’adolescent ni d’enfant, et la certitude d’un minimum syndical qualité « Frères Coen ».

Dès les premières images, les frères me réconcilient avec la salle de cinéma. Et il en fallait, pour me réconcilier avec ces lieux sordides, aux moquettes et sièges gras de crasse, à l’atmosphère lourde, au projectionniste bigleux et surtout, qui oblige la plupart du temps à côtoyer des… des… des ados ! Puisque l’industrie du cinéma n’existe que pour eux…

J’avais pourtant dit à Céline, j’y tiens pas, encore un film violent et sanglant, j’aime pas ça, désolé, ça me fait pas ce que ça leurs fait, pas de catharsis, rien qu’une contamination du morbide qui me pollue trop longtemps.

Et puis, non, c’est pas un film américain, c’est un Coen. Je me suis demandé comment ils arrivaient à me faire gober ça, comme cette sublime et interminable agonie d’un flic reconverti in extremis à l’action painting ?
Ça glisse tout seul, je crois, parce qu’on les entend rignocher tout le long du film, derrière, et leur rire est à la fois enfantin et intelligent. Parce qu’ils sont potache, et je ne comprends pas, je ne comprendrais jamais qu’on puisse parler de ce film, comme les Cahiers, même si on y lit des choses pertinentes, mais qui oublie, oblitère, ne voit pas ? que ce film est avant tout une satire, un film comique, oscillant entre humours pincés, humour noir, franc comique, burlesque même, et au pire moment, dans la tension du trillers, sans outrance pourtant, dans un extrême réalisme, une qualité d’esprit qui permet d’accepter ce qui est insupportable chez les autres : la violence gratuite. Et jusqu’à cette dernière seconde, qui se moque de nous, spectateurs, dans notre fauteuil douillet et chaud.

Oui, je me suis dit, ils se moquent de qui, les deux frères, chacun campé à chaque bout de la ligne d’horizon qui barre l’écran ? et je suppose qu’on est sensé suivre l’histoire, comme les protagonistes suivent ce lièvre mécanique, la mallette de dollars, axe bêtement diégétique qui va les mener sur l’axe de symétrie géographique : la frontière du Texas avec le Mexique.


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Alors, si nous restons fixés sur le trou noir de l’argent leurre, comme aspiré à la suite de celui qu’on pense être le héros du film, nous allons littéralement nulle part, aussi nulle part que n’est nulle part le désert du Texas, et nous ratons la véritable histoire, et le véritable héros, à la coiffure ridicule, comme attifé d’un postiche pour ne pas être reconnu, le seul personnage actualisé, le « boy » qui partira blessé et vivant, vers l’horizon du trottoir, les autres n’étant que des fantômes des westerns d’antan : cowboy, shérif, mais aussi mafieux et rescapé de la guerre du Vietnam… Ils se moquent de qui, a nous remuer sous le nez des vieux posters glacés ? On ne devrait donc pas voir que les personnages sont interchangeable, chasseur ou gibier, sans distinction morale, un jeu de chat et de chat, à celui qui mordra la queue de l’autre, et le vieux chasseur, qui boit son café, parce qu’il sait l’histoire, qu’il court pas parce qu’il est fatigué. Sinon, il courrait aussi. Ces personnages sont symétriques, enroulé autour du canon de fusil du chasseur, comme lorsque Anton Chigurh (Javier Bardem) oscille avec sa voiture jusqu’à s’immobiliser devant la chambre qui émet le signal électronique caché dans la mallette de billet. Il oscille, comme cherchant son équilibre, son centre de gravité, comme les deux chambres dos à dos… Des symétries partout, des correspondances partout, des parties qui valent pour le tout, un jeu si complexe de correspondance qu’il fini par nier la narration, par troué le film, comme Le paradigme du cinema US, sur lequel deux frères, en équilibre sur l’axe de l’horizon texan, auraient mis le doigt. Ils sont tous chasseurs, ils en acceptent la finalité, mais ils sont coquets, et surtout évitent tous de se salir. Ils sont maniaques, même fétichistes, avec leur fringue mythique, panoplie qu’on s’échange, et encore les frères se moquent, il se moquent de ces tueurs de sang-froid phobiques de la moindre tache de sang, qu’on enjambe dé-li-ca-te-ment. Comme ils se moquent de la mort de leur pseudo-héros, DES héros, cow-boys, ancien combattant, femme courageuse, que la mort moderne achève comme du bétail… Ils se moquent de qui ? Chasseur, gibier, et mise à mort de produit d’élevage. Ce film est une merveille, un bijou antinarratif, une épitaphe d’un vieux cinéma de genre, un rêve collectif achevé.

Ce film climatiquement symétrique de Fargo est en équilibre sur lui même, son centre et sa fin se situant au même endroit, mais pas à la fin. Peut-être dans la succession des personnages sur le canapé en face de la télé éteinte, buvant, extrême dérision, chacun leur tour un verre de lait frais, face à leur reflet imparfait, dans le verre sombre, alors que le vent de l’extérieur, du monde, leur caresse la nuque. Jeu de miroir, jeu de dupe. Non, personne n’est dupe, parce que les personnages eux-mêmes connaissent l’histoire, puisque c’est de la « vieille histoire ». Ce film ne coule pas, il se replie, sur le mythe de l’ouest agonisant, comme la mort abrupte qu’un personnage, le véritable héros, sème avec un axe de métal, gratuitement.

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