Osmin

Publié le 9 décembre 2015

Il marchait rapide le long de la voie. Oui, rapide, d’un pas large et volontaire, avec juste cette fébrilité du pied qui cherche à ne pas se tordre dans les graviers du ballast. Sa petite troupe à sa suite, presque freinant, peu encline à découvrir ce qu’il y avait à découvrir, là, là-bas, au bout de la voie, sur la ligne de l’horizon, encore loin, cachée par l’attroupement des cheminots et fonctionnaires figés.

Il y avait quelque chose sur la voie, le quelque chose qui avait arrêté le chantier. En d’autres circonstances, il aurait pesté, il aurait craint sa prochaine visite au salon doré du ministère.

Rétrospectivement, il se souviendra de la scène comme d’un Millet. Il n’a pas encore vu « l’Angelus », que le peintre à la mode commence dans le secret de son atelier, mais c’est ainsi que cette scène se fixera dans sa mémoire, cet attroupement sur la voie contre le soleil déclinant se mixant définitivement avec le futur best-seller de l’artiste.

L’attroupement semblait hypnotisé par les fers de la voie. Mais maintenant, en approchant, il distinguait aussi les inspecteurs disséminés, accroupis de loin en loin, scrutant le sol comme des bêtes à l’affût.

Quand il fut à 20 mètres, deux des personnages du tableau se redressèrent et accoururent.

— « Monsieur l’ingénieur, c’est terrible, terrible ! »

Il ne répondit pas. Ses collaborateurs tressaillirent et s’immobilisèrent. Il leur jeta un regard rapide, pour jauger, et leur lança « restez là ». Un soulagement. Lui reprit son pas, montrant. C’était son rôle, en tout temps, de montrer l’exemple. Il devait se tenir droit et aller voir, jauger, juger, décider, ordonner… S’il s’était arrêté, juste un instant, lui aussi n’aurait pas voulu voir. Mais il avait appris — ou découvert, plutôt, puisque personne ne lui avait expliqué — que l’action vive ne laisse pas le temps au sentiment. Bouger, agir, faire, et toute sa philosophie de l’action. Réaliser. Ce qu’il faisait de sa vie, ce grand œuvre, cette ligne presque droite de 500 kilomètres, et ce qu’il devait faire là, maintenant, juste être là, juste constater…

Il savait que sa présence n’était pas utile, réellement. Mais il devait, c’est tout. Alors, il s’est approché en laissant la tête haute, droite, pour retarder le moment de regarder le sol et cette petite troupe si picturale s’est écartée, et il a vu… Pas grand chose. Ce qui, intérieurement, l’a soulagé. Il se dit, très secrètement « ça ressemble juste à ça, les restes d’un corps humain ? »

 

cleopatre

 

Devant la gare neuve, il attend la voiture toujours en retard. Mais il ne se formalise pas. Il connaît ses domestiques et se plaît à se dire qu’il compose avec leurs défauts, heureux même de ce moment d’immobilité dans cette vie trépidante de la modernité en marche. Il sait que lorsqu’il va s’asseoir derrière les chevaux, il retrouvera un temps lent et calme, comme au siècle précédent. Et puis, sa patience vertueuse lui provoque une pointe d’orgueil, car il se pique d’être libéral dans une époque qui résiste encore aux bouleversements irréversibles auxquels il participe activement. Il reste réservé sur Louis-Napoléon Bonaparte dont il apprécie pourtant le projet de grande modernisation du pays. Mais à demi-mots, il laisse etendre parfois qu’il approuve l’amnistie des Marianistes, même s’il leur trouvait une vision trop romantique de la république. C’est un modéré progressiste qui s’accommode de tout… Pas comme sa femme toujours prête à refaire la révolution !

Il rentre enfin chez lui. Il avait vite loué cette maison aux trois quarts de la distance totale de la ligne pour se rapprocher plus vite de sa femme enceinte. Il l’avait installé là pour revenir vers elle lorsque ses responsabilités lui permettaient, et peut-être aussi pour la rapprocher de sa région d’origine.

Ce jour-là, lorsqu’il arrive enfin chez lui, dans l’ordre, il embrasse sa femme, et salut son perroquet. Et dans l’ordre, son perroquet lui rend son salut par un sonore « coco content ! » qui l’exaspère, et dans l’ordre, il lui fait la morale : « Écoute, je pensais te faire grand honneur en te baptisant du nom d’un dieu égyptien… Mais non, tu t’entêtes à hurler ce « coco » si commun… Si… si vulgaire ! Je vais te faire frire, poulet ! »

Ce qui, dans l’ordre, fait rire sa femme.

Et dans l’ordre, il en tire d’hâtives conclusions sur la réputation spirituelle usurpée de ces bestioles, incapable d’imaginer qu’il avait peut-être acquis un spécimen particulièrement idiot d’une espèce par ailleurs hautement intelligente. À moins que la bête ne se moque de ce maître si prévisible ?

Enfin assis dans son fauteuil préféré, il s’enquit de la santé de son épouse, de l’évolution de sa grossesse.

— « Les filles ont fait leur cérémonie… Elles disent que c’est un garçon «

— « Vous savez que je ne goûte guère ces vieilles superstitions ! »

— « Ho laissez donc ! Ce sont de simples Alsaciennes ! c’est une tradition de chez elles… »

— « Admettons… Un garçon ? »

— « Un garçon. Ha, Je vois que vous aussi vous vous laissez prendre au jeu ! »

— « Hum… Si c’est un garçon, nous allons encore nous quereller ! comment allons-nous le baptiser ? »

— « Je vous vois venir ! Vous allez encore me parle de ce prénom bizarre ! Avec votre manie pour l’archéologie… Pour l’Orient… pour toutes ces choses effrayantes ! »

— « Pourquoi ? Osmin, c’est joli non ? »

— « Non. »

— « Ha ? »

— « Non. Il s’appellera comme ses deux grands-pères, simplement… »

— « Vous n’avez aucune fantaisie ! »

— « Et vous trop ! »

— « Hum… Alors en troisième ? »

Elle le regarde, essayant de jauger son sérieux. Mais il semble sérieux. Elle sait qu’elle peut l’emporter d’autorité, mais elle n’a pas envie.

— « Bien… En troisième prénom… Osmin, Osmin… Ha il faut que je tente d’oublier ce gros bonhomme sur la scène de l’Opera ! »

— « Ne vous offusquez pas, personne ne l’appellera comme ça… »

— « Bien, bien… Si c’est un garçon, évidemment… Puisque tout ça n’est que superstition !»

— « Évidemment… Ho ! J’ai oublié de vous montrer mes nouveaux trésors ! »

Il bondit de son fauteuil, et attrape la mallette de cuir. Il en sort des morceaux de terre informes, de métal rongé, qui laisse sa femme de marbre, et enfin, ce qui ressemble à un bracelet jaune mat.

— « Ho ! »

— « Oui, c’est un bracelet d’or… Et regardez cet étrange animal… C’est très ancien ! »

Il range ces nouveaux objets dans la vitrine d’un secrétaire, méticuleusement, plaçant le bracelet en bonne place. Mais en regardant l’étrange chimère usée qui orne ce bracelet antique, l’image de la voie lui revient et l’assombrit. Il s’était promis de ne pas évoquer cet épisode, mais il y a des sujets qui passent les lèvres sans qu’on le veuille :

— « Il y a eu un drame sur la voie… Je ne voulais pas vous en parler… Dans votre état… »

— « Ha ? Encore ? Aller, racontez, vous savez bien comme nous sommes, nous, les femmes de ma famille ! »

— « Oui… Bien… Si vous voulez… Pire qu’un accident… Une femme attachée sur la voie… »

— « Ho ! Elle est morte ? »

— « Aussi morte qu’on peut l’être lorsqu’on disperse votre corps en informes hachis… »

— « Quelle horreur ! Mais… qui a fait ça ? Qui était-ce ? »

— « On ne sait rien… La machine a tant broyé… Une jeune femme… entièrement nue… Une barbarie… La tête n’est pas si abîmée, ils trouveront peut-être son identité… Ils ont arrêté tous les vagabonds des alentours, et un homme qui vit dans les bois proches du lieu… Mais… »

— « C’est l’œuvre d’un fou ! »

— « Mais j’ai fait remarquer aux inspecteurs que le choix de l’emplacement et l’heure… »

— « Que dites-vous ? »

— « Et bien… Cette pauvre fille était ficelée comme un rôti et clouée sur la traverse à un endroit où dans ces heures, le soleil déclinant aveugle le conducteur… Et puis, c’était le passage de test… lorsqu’on force la machine. Pour réussir, il fallait savoir, il fallait savoir… »

— « Vous pensez que… »

— « Oui… Que c’est probablement quelqu’un de la compagnie… Du chantier… »

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Passons rapidement : Osmin a dix ans. L’éducation rigoriste de sa mère a échoué. Elle voulait en faire un homme d’action, quelqu’un qui serait à la hauteur de la réputation de sa famille à elle, et non un bourgeois nonchalant et intellectuel comme son père. Mais ça n’a pas marché. Osmin n’aime ni les promenades à la campagne, ni la chasse, ni les exercices physiques, et pas du tout les armes. Ce n’est pas le héros dont elle rêvait. Il aime les livres et dessiner. Il a adopté la passion de son père pour l’archéologie et l’antiquité. Elle peste, mais rien n’y fait. Il est rêveur et timide, et comble de malheur, un léger bégaiement le fait prendre souvent pour un simplet. Elle lui a fait consulter des médecins qui n’ont fait qu’accentuer son trouble. Évidemment, la psychologie, ce n’est pas encore ça, et les stratégies barbares pour corriger la prononciation de son enfant l’ont juste martyrisé.

Osmin grandit entouré de femmes, entre sa mère et les bonnes, et ne voit son père que lorsque le travail de ce dernier lui permet. Sa mère est autant aimante que tyrannique. Dans cet environnement, il a développé des stratégies d’évitement, de camouflage, et même s’est construit une véritable vie clandestine. Sa mère qui le voit toujours le nez dans un livre, n’imagine pas qu’en fait, il a entrepris d’explorer méticuleusement l’univers fantasque de son père. Il a entrepris d’explorer chaque livre de la bibliothèque du bureau paternel sans jamais laisser de trace. Il ingurgite ainsi des quantités de données toutes plus fantaisistes les unes des autres sur l’antiquité et autres temps anciens. Bien sûr, il fréquente les livres plus sérieux de Champollion, surtout les tableaux remplis de petits dessins de la « grammaire égyptienne » ou les pages grouillantes du « Dictionnaire égyptien ». Mais tout est vrai pour lui, du livre le plus scientifique, qui, s’il s’y arrêtait vraiment pour apprendre, lui permettrait de lire des textes antiques, aux plus délirants qui parlent d’animaux qui n’ont malheureusement jamais existé ou de voyage extraordinaire dans la lune. Oui, tout est vrai.

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Mais il se passionne aussi pour les histoires de famille tout aussi étranges, mythiques et sûrement reconstruites que lui content sa mère et sa grand-mère. Comme les aventures incroyables de la mère de sa grand-mère, la « commandant des Amazones » ! Et il se souviendra toute sa vie de la première fois où il a découvert une gravure d’une fière amazone, guerrière exhibant son sein nu dans le « Traité historique sur les Amazones » de Pierre Petit ! Son arrière-grand-mère était ainsi ? Il se souviendra toujours de la qualité particulière de l’air ce jour-là, de cette odeur si mémorable de l’interdit. Ses yeux glissant sur cette gravure scellaient son « entrée en clandestinité ».

pierrepetit

À partir de ce jour, il allait chercher les amazones dans tous les livres. C’est ainsi qu’il découvrit qu’on se plaisait à les représenter captives, ce qui le troublait et perturbait l’aura du personnage des contes familiaux.

captive

Il a donc dix ans… Pourquoi dix ans ? Parce que c’est ainsi qu’il reconstruit sa propre histoire. C’est l’âge ou ça s’est produit. À peu près. À peu près l’âge de la naissance de sa passion pour les amazones, juste avant la perte de l’Alsace, juste avant les pleurs et les cris des bonnes, et dans cette bouillie qui nous sert de mémoire, c’est pour lui le moment où il a commencé à s’intéresser aux tiroirs de ce gros bureau empire qui l’intimidait tant, au centre du cabinet de son père.  Il avait déjà feuilleté tous les livres des bibliothèques, cherché partout les images de ces femmes au sein nu, mais le bureau, au centre, c’était sacré, interdit, tabou. Le Saint des Saints. Il avait fallu longtemps pour qu’il comprenne comment ça marchait… comment les portes et tiroirs fonctionnaient. Mais le temps, le hasard, les absences longues du père provoquèrent la chance, et enfin, dans le silence de cette maison isolée, il put enfin explorer les secrets de son père…

amazone

 

« Que fais-tu sur le bureau de ton père ? »

Il ne sursaute même pas. La chose fait partie de son plan. Sa mère s’approche et « Ha, tu dessines ? Prends bien soin des plumes, mon garçon ! », et elle le laisse courbé sur sa feuille, tentant de copier avec application la gravure épique du très gros livre ouvert au dessus. Il s’installe là, comme lui permet son père, et sait qu’il gagne ainsi la confiance de tous. Il est exactement placé au centre des deux piliers d’acajou que forment les caissons à tiroir de ce bureau monumental, exactement au centre du bureau, exactement au centre de la pièce, entre les deux colonnes de bronze à bustes d’Égyptiennes et sphinx ailés dont il suivit si souvent les formes du doigt, plus petit. Jusque-là, il avait été fasciné par les visages brillants sans jamais se préoccuper des austères tiroirs ni de leur contenu ! Et maintenant, dans le secret de sa petite caboche, toute son attention n’était tendue que vers eux.

Voilà le plan : rester très longtemps sur un dessin pour gagner un long espace de liberté. Ensuite, surtout, ne pas se précipiter… ne pas faire n’importe quoi. Attendre le calme, le silence. Il sait qu’il ne doit laisser aucune trace. Alors, il a décidé de prendre son temps. Il a tout son temps. Il s’occupera d’un caisson après l’autre, en commençant par le gauche. Et ensuite un tiroir après l’autre, en commençant par le plus haut. Limiter les risques, et répertorier… Alors, ce jour-là, il se lance et ose. Il sait que le bureau est resté ouvert. Il entrouvre le premier tiroir qui glisse en silence. Du papier, beaucoup de papier. Ce ne sera pas facile. Il hésite une seconde, se lance. C’est lourd. Il tente de tout attraper, mais ses mains sont trop petites. Alors, il déplace le tas par couche, en reconstruisant l’ordre. Il retourne le tas, pour le reconstruire en le feuilletant. Il écoute la maison. Il sait qu’à la première marche attaquée, au rez-de-chaussée, le bois va crier, de ces cris qui lui font si peur la nuit, et qu’il saura, et qu’il aura le temps de ranger.

Mais son butin est décevant. Non, en fait, rien ne fut vraiment décevant, car si son feuilletage méticuleux ne découvre que des documents de travail, des lettres à l’allure administrative, des plans succincts, ces choses de son père ont toutes l’attrait d’objets mystérieux et sacrés. Il s’attarde sur les riches gravures des en-têtes des lettres, mais ne trouve rien pour fixer longtemps son attention. Il ne comprend rien.

Vérifiant la rigueur de la pile, il remet tout à sa place et referme le tiroir. Dans sa tête : « un », il commence le décompte de son exploration.

Il sait que s’il ne veut pas prendre de risque, il devra se contrôler et s’en tenir au programme. Même si tout ce qu’il trouve est peu passionnant. Dans le deuxième tiroir, il va trouver un étrange dossier parlant de sa mère. Il va comprendre que ça parle de sa mère, et la chose va beaucoup le troubler. Il ne comprend pas tout, ne pourra pas tout comprendre avant longtemps, mais ça va pourtant suffire à l’ébranler et ébranler son petit monde d’autorité féminine. Il grandit dans le reste d’un monde qui s’éclipse, un monde où certaines femmes ont cru qu’elles pourraient enfin trouver une place dans la société. Les femmes de la famille de sa mère sont ainsi les héritières d’un grand espoir d’émancipation. Il ne le sait pas, mais les choses ont rapidement repris leur place, c’est-à-dire la place de l’homme, bien assise, et la place de la femme, bien rangée. Et dans ce dossier, s’il ne comprend pas « vraiment », il comprend en substance que son père parle de sa mère comme d’une personne mineure, et qu’il s’adresse à une autorité supérieure. Il ne peut pas imaginer qu’en fait, de par son ascendance, elle a été soupçonnée d’avoir eu un engagement occulte dans la lutte contre l’empire, et même peut-être d’être membre d’une société secrète qui voulait restaurer la République… Il ne peut comprendre que son mari a dû entretenir une correspondance fournie avec les autorités, et que, étrangement, sa grossesse, celle qui a donné naissance à Osmin, allait la sauver de terribles représailles. En effet, enceinte, elle ne pouvait être soupçonnée de courir la campagne ! Non, il ne peut pas comprendre tout ça. Mais il saisit ceci : sa mère si autoritaire est ici, dans ces courriers, comme une enfant sans défense. Et la chose le trouble. Voilà qui contredit l’ambiance familiale et le comportement général de sa mère.

Disons-le rapidement, il ne trouvera rien d’autre que ce trouble dans cette colonne d’acajou. Son monde était juste devenu simplement et tranquillement plus complexe, plus ambigu, plus trouble…

Il lui faudra encore attendre pour explorer le tiroir de droite… celui qu’il s’est gardé pour la fin pour une très bonne raison : il sait que c’est celui du secret. Il ne connaît rien du secret, mais depuis longtemps, il sait que ce côté est celui qui cache le « tiroir secret », qui s’ouvre en plaçant la main dans une certaine position là, juste là, lorsqu’on la glisse ici, et que résonne cet étrange déclic.

Dessin de sphinx par Étienne Gravier, 1885

 

L’empire s’effondre.

L’empereur est fatigué, malade, et les rues de Paris flambent. Osmin n’en sait rien. Capte-t-il quelques conversations entre adultes ? Oui, sûrement, mais quelle importance ? Osmin est un drôle d’oiseau. Tout glisse sur son plumage hydrophobe. Dans tout le pays, l’équilibre politique chancelle, mais Osmin, l’attention toujours fixée sur une petite chose secrète, un mystère, une image obsédante, une petite routine interne, n’arrivera jamais à s’intéresser à la politique. Dans bien longtemps, dans les salons, il fera impression en hochant discrètement la tête, en jetant quelques regards entendus, mais sans s’avancer assez pour qu’on puisse deviner son ennui profond.

Alors, il ne peut comprendre comment les pleurs des bonnes Alsaciennes provoquent l’avènement d’un nouveau régime. À partir de ce moment là, vers ses dix ans, l’empire sera en face, de l’autre côté, du côté des méchants.  Osmin aura fouillé un pan de tiroir paternel sous un régime et l’autre sous une république neuve qui s’avérera extrêmement durable car construite sur un fort sentiment collectif de frustration. Un sentiment qui explosera le siècle suivant dans la haine, la boue et le sang.

Mais pour l’instant, il a toujours dix ans, seulement dix ans, et bien d’autres histoires l’obsèdent. Évidemment, il faut le répéter, tout ça n’est que reconstruction, fixation hasardeuse de vagues images sur quelques repères temporels. Peut-être a-t-il onze ans ? Dix ans et demi ? Trois quarts ? Il regrette parfois de ne pas avoir plus le goût des choses du monde pour se souvenir précisément. Il sait que c’est vers cette époque, par exemple, que son père ramène ce petit Sèvres d’après Carpeaux. Son père aurait été très impressionnés par « les quatre parties du monde » lors de sa visite au Salon. Particulièrement par l’évocation de l’abolition de l’esclavage. Et quand Carpeaux, pour répondre à la demande, commercialise une incroyable gamme de produits dérivés, le père ne regarde pas à la dépense pour afficher ses convictions progressistes !

Lorsque l’esclave noire se pose sur le buffet, lui, Osmin, ne voit qu’une chose : la torsion dramatique du cou de ce buste de captive projette ses seins nus vers lui. Sous son nez, un sein dénudé s’extrait des liens avec une arrogance qui semble contredire le sujet. Il classe instantanément cette soi-disant représentation politique que toute la bourgeoisie française s’arrache « par conviction » dans la même petite case secrète que celles des amazones, et il en éprouve de la honte. Il ne peut pas, comme les adultes, trouver une contenance dans l’affichage de bon sentiment. Baissant la tête, son regard glisse ailleurs et il s’enfuit, car c’est comme si ce qu’il avait de plus secret devait maintenant trôner dans le salon, au vu de tous.

Un fantasme, il ne sait pas ce que c’est, mais pourtant des histoires tournent et tournent dans sa tête. Des histoires d’amazones farouches qu’il faut dompter comme l’on dompte les chevaux sauvages dans les steppes asiatiques. Il comprend que certaines images sont « comme mortes » pour lui, alors que d’autres lui provoquent un frisson étrange qui le fait se retourner brusquement pour contrôler que personne ne remarque son trouble.

Dans la réalité, très loin de ses histoires, il a peur de sa mère. Jamais à cet âge et jamais de sa vie il ne pourra lui tenir tête. Sa seule stratégie est l’hypocrisie. Il ment. Il ment à sa mère. Il ment avec aplomb, pour échapper à toutes situations difficiles et n’affronte jamais. Sa mère, quant à elle, est à la fois satisfaite de son obéissance, de cette apparente « sagesse » précoce, mais reste secrètement frustrée de son manque de caractère. Lorsqu’ils en parlent, son mari lui dit que son caractère a bien le temps de se forger, que c’est une chose changeante et souvent imprévisible. Qu’il a vu des caractères se révéler lors d’une situation critique ! Peut-être pense-t-il à lui-même obligé de « gérer » une scène de crime horrible ? Elle le regarde en soupirant, et prie secrètement pour que l’avenir donne raison à son mari.

Oui, elle prie, car on peut être une « dangereusement révolutionnaire » par héritage et respecter à la lettre les habitudes religieuses de sa communauté !

gravure extraite de La statuaire de J.-B. Carpeaux par Ernest Chesneau. Source : Gallica

Osmin ne pense qu’à ça : fouiller les tiroirs de l’imposant bureau empire de son père…

Mais c’est juste un bureau, juste un bureau, moche, lourd, prétentieux et démodé même. Alors, finissons-en avec cette exploration dérisoire ! C’est l’inconvénient du feuilleton. Je découvre. Parfois, on a envie de raconter l’épisode d’après, où même celui d’après celui d’après, mais il faut d’abord en passer par celui du jour. C’est comme ça !

Pourtant, Osmin ne pense vraiment qu’à ça : fouiller ces tiroirs. C’est étrange comme une chose aussi triviale peut tourner à l’obsession ! Il pourrait vouloir explorer le monde, où la campagne environnante… ou au moins le jardin ! Non, son esprit s’est accroché, arrimé, agrippé, verrouillé à ce monstre-bureau et il n’aura de cesse que lorsqu’il en connaîtra tous les secrets. Il veut en faire le tour. Il veut le fouiller de fond en comble. Juste ça, juste cet acte fini, sans issue, juste avancer jusqu’à s’écraser sur le cul-de-sac du fond de ces tiroirs sombres. Il ne questionne pas son envie, ne se demande pas plus ce qu’il y aura après. Rien. Juste ça.

Sa vie est douce, privilégiée et monotone. Il est un élève médiocre, ce qui attriste son père, même s’il semble pourtant avoir une certaine appétence pour les travaux intellectuels. Évidemment, ses parents ne s’imaginent pas que son imagination et même son indéniable curiosité intellectuelle ne sont déjà plus qu’une profonde déviance d’une énergie libidinale primordiale. Dans ce monde trop contrôlé, une force brute, la plus violente et la plus forte, sourd des profondeurs de l’espèce et trouve un étroit et tortueux passage vers sa conscience, s’immisçant par ses nerfs entre les mords serrés de l’hygiénique société bourgeoise qui fête partout sa victoire.

Ce bureau, c’est une grosse boîte opaque qui occulte entier ce qui reste de mystère dans une grande maison trop lumineuse. Peut-être veut-il voler quelque chose à son père ? Se substituer à lui pour enfin gagner l’indulgence de cette mère trop rigide ? C’est vrai ça ! Pourquoi sa mère est-elle si dure avec lui et avec tous alors qu’elle ne s’adoucit qu’en présence de ce mari pourtant si absent ? Quel est donc le sceptre du pouvoir qui permet de dompter cette amazone-là ? Quel est le secret du père ? Il n’en a aucune idée. Il n’en a même pas l’idée. Ceci est encore un abus du narrateur, une surinterprétation. Osmin ne pense pas, ou plutôt, il ne se pense pas. Il pense à, à des choses, sans se rendre compte que ces pensées n’en sont pas vraiment, mais juste des formulations symboliques de pulsions secondaires travestissant elles-mêmes des pulsions primaires si réprimées qu’elles en sont méconnaissables.

Mais il sait des choses. Il sait, par exemple, l’histoire de la « boîte de pandore». Car il n’a pour penser que les contes et la mythologie. De bien vieilles histoires qui lui offrent des situations et des personnages pour donner une forme culturelle à son informe vie interne. Comme ces amazones… Ses amazones.

La boîte de pandore

Le jour est arrivé. Celui qu’il espérait. Ce calme qu’il espérait. Les adultes accaparés, loin. Lui presque abandonné. Jamais vraiment abandonné bien sûr, mais les bonnes, nous y reviendrons, profitent toujours de l’absence des maîtres pour s’occuper d’autre chose. Elles le laissent, contre les ordres. En effet, que peut-il arriver puisque le garçon est au premier étage, qu’il est proverbialement sage, et qu’elles tiennent le rez-de-chaussée ? Rien. Il ne se passe rien. Et c’est exactement ce qu’il veut. Qu’on pense qu’il ne se passe rien. Il est passé maître dans l’art de fabriquer une apparence de rien. C’est sa liberté. Une liberté de prisonnier.

Et c’est comme ça qu’il a ses évasions. Il peut enjamber le bord de la fenêtre de sa chambre et atteindre du bout du pied le toit du jardin d’hiver. Sage évasion, car arrivée au bout, il n’a jamais osé descendre. Ses évasions se contentent de ces quelques nuits très douces où il s’est adossé ainsi sous le ciel étoilé et de ses observations clandestines de ce qui se passe dans la cuisine, par la petite grille ouvragée qui occulte partiellement une prise d’air. Mais voilà, personne ne sait qu’il enjambe sa fenêtre, alors pour les adultes, en haut, il est en sécurité.

La situation qu’il espérait depuis son exploration des tiroirs de gauche. Il installe ses gros livres préférés, du papier pour dessiner, il pose un dessin en chantier, ses outils… Voilà, le décor, l’alibi. Et, alors que son cœur s’affole un peu, il écoute la maison, et dans ce grand calme, tire sur le premier tiroir… Les débuts sont laborieux, mais il s’enhardit. Il est méthodique, explore tout et ne trouve rien. Où, comme pour les tiroirs de gauche, il ne comprend rien. Administratif, courrier, revues professionnelles, vieux billets de spectacles et Opera… Il passe successivement par excitation, ennui et déception. Qu’espère-t-il ?

Il ne trouve rien alors passons vite : bientôt il ne reste plus que le tiroir secret. Le tiroir secret ! Osmin s’avance au bord d’un précipice. Va-t-il plonger ? Il a fait tout ça pour ça et aussi pour repousser ce moment, le moment du plus grand péché. Si le tiroir est secret, s’il ne connaît son existence qu’à force d’années d’observation de son père, c’est qu’il est important.

Ce petit tiroir, c’est sa boîte de pandore, et il sait depuis longtemps qu’il l’ouvrira, sinon, sa vie n’aurait aucun sens.

Alors, il glisse la main comme il a vu son père le faire. Il glisse une main timide et audacieuse à la fois, la tourne, comme il a vu son père le faire, et brusquement, clac, le tiroir secret apparaît, béant, libérant déjà des effluves de tabou et de malédiction.

Ce petit clac lui fait sauter la poitrine. A-t-il résonné loin dans la campagne ? Il se fige, écoute la maison, mais n’entend que les battements de son cœur. Il voudrait pouvoir attendre,  s’assurer du calme, mais il faut faire vite. Vite et bien. Alors, il se met au travail. Jamais il n’aura été aussi méticuleux. Comme s’il auscultait un mécanisme d’horlogerie précieux, il observe la disposition des choses. Il y a des petits objets, sur le côté, et sous un tas de papier de banque, un dossier. Un unique dossier noir sanglé serré. Il va essayer de ne pas déranger le désordre des objets. Quelques pièces archéologiques rares ? Il attrape un petit personnage usé qui présente une érection disproportionnée. Mais il n’en perçoit pas l’obscénité. Il le regarde en se demandant ce qu’il fait dans ce tiroir. Qu’a-t-il de si secret ce bonhomme qui semble tenir une sorte de grand bâton devant lui ? Il le repose exactement comme il était, bancal. Comme il n’identifie pas plus les autres choses, il décide de se concentrer sur LA difficulté : le dossier. Sondant encore le silence, par précaution, il suspend sa respiration et le retire du tiroir tout droit et le pose devant lui.

Il doit défaire l’agrafe métallique qui pince le ruban… C’est dur et il transpire. Il force… Rien. Il a si peur qu’on devine ce qu’il a fait qu’il pense abandonner. Mais le calme de la maison l’encourage. Il regarde bien et comprend qu’il y a une partie métallique qui peut coulisser et desserrer l’étreinte du ruban. Doucement, il dessert l’étreinte. Il devra le remettre ainsi, bien droit, bien plat.

Enfin, il ouvre ce dossier noir. Il y trouve des papiers d’origines et de tailles diverses, sans ordre apparent. Il est troublé. Son père habituellement si méticuleux ! Des coupures de journaux… Des gravures… Des petits plans et des notes griffonnées. Comme pour les autres tiroirs, il commence l’effeuillage systématiquement en retournant chaque document pour pouvoir tout remettre dans le désordre initial. Heureusement pour lui, il n’a pas ingurgité des milliers de scénarios policiers comme un cerveau contemporain, alors il ne fait pas le lien entre les différentes strates de ce dossier. Il ne comprend pas que dans cette boîte de Pandore, il ne reste aucune espérance. Les gravures le troublent. Il lit quelques mots d’une coupure de journal. On y parle de meurtre abominable, de monstre en liberté. Mais tout ça ne l’émeut pas. Il regarde ça trop tôt, trop petit… C’est sans intérêt… Et brusquement, le choc ! le secret ! Enfin ! Celui qu’il cherchait sans s’en douter : son père aussi dessine des femmes ! Ou plutôt… des morceaux de femme. Une femme déchiquetée. Une femme morcelée, comme un puzzle sinistre. Des dessins, des dessins, des dessins, une obsession !

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Oui, Osmin n’a jamais lu de polar, sinon il aurait deux hypothèses : son père est un monstre ou son père tente de résoudre une énigme policière… Mais il ne sait rien de ces choses qui passionneront les lecteurs du siècle suivant. Alors, il n’a pour lui que ce trouble à découvrir les choses secrètes de son père. Pourtant, ces images d’horreur se fixent sur sa rétine et s’inscrivent quelque part, derrière. Du même côté que ses amazones. Les histoires de ses parents et la mythologie, c’est la même chose.

Un craquement. Il sursaute, transpire et vite, remet tout en place. Mais c’est juste le bois qui travaille. Ce jour-là, encore, il ne laissera pas de trace et refermera sa boîte de pandore sans imaginer encore quel genre de malédiction s’en est échappée.

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