Qu’est-ce que la culture mondiale contemporaine ?

Publié le 13 septembre 2012

[J’ai écrit ce billet il y a trois mois. Il m’était venu en regardant une photographie que j’avais préparée pour illustrer un billet de mon autre blog, l’égotique. Le ton relativement agressif de ce texte m’avait surpris. Je ne suis pas un habitué de la polémique, et j’avais décidé de ne pas le publier ici… Mais cette rentrée littéraire a vu se ranimer la guerre des anciens (proto-numériques) et des modernes (numériques), et la chose m’a de nouveau énervé… Alors, voilà…]

Qu’est-ce que la culture mondiale contemporaine ? Si vous vous imaginez que je vais répondre à cette question… Non, ou oui… Enfin, on va voir… Ouvrons, et laissons venir, ce sera déjà pas si mal…

Mais voilà, depuis longtemps, je me pose cette question, et je vais peut-être juste tenter d’inscrire la biographie de la question, pour moi, à mon échelle, de mon minuscule point de vue sur notre monde mondial.

De ce territoire dérisoire que couvre la surface de mes semelles…

Longtemps, je suis resté replié sur mes lectures solitaires. Et en bon français, je considérais naturellement tout auteur aimé comme compatriote. Je vivais en temps de disette culturelle. Je n’avais jamais assez de livre. Et à l’époque, peu de voyage. C’est seulement aux Beaux-Arts que j’ai rencontré « intellectuellement » des « étrangers » (longues nuits de conversations et beuveries, en gros). J’en parle souvent, mais j’ai vite remarqué avec amusement que quelle que soit notre origine, nous avions une grosse base culturelle commune. Bien sûr, puisque nous étions là, dans ce lieu, c’est que nous avions un rapport intime avec ces objets culturels que nous nous découvrions partager, mais…

Et j’étais quand même surpris de rencontrer K., japonaise, passionnée de la littérature française dans ce qu’elle a de plus extrême, vers Bataille et Mandiargue…

Mais ce que j’avais découvert en discutant avec des gens d’horizons variés, c’est l’autre pan de notre culture à nous, de mes générations : la bande dessinée, le cinéma et les animés… Et découvrir enfin la conséquence monumentale de ce qu’on nommait alors « l’impérialisme américain », qui en un demi-siècle, nous avait tous avalés. Alors, si je ne connaissais pas les best-sellers allemands qui forment une jeunesse si proche, j’avais malgré tout une base de communication gigantesque, à laquelle venait, plus récente, s’ajouter la déferlante des dessins animés japonais, qui fini de brasser ce qui restait à brasser. Je ne vivrais pas le fossé que devaient franchir FRANÇOIS MITTERRAND ET HELMUT KOHL POUR SEULEMENT SE PRENDRE LA MAIN :

(On disait à l'époque qu'ils avaient le plus grand mal à se parler, car leurs références culturelles, en particulier les œuvres qui forment l'enfance, étaient trop différentes. Donc, les évocations, les sous-entendus et les métaphores tombent à plat... C'est vrai que l'Allemagne, c'était loin... et que les vieux éditeurs, qui se défendent si vaillamment en ce moment, ont toujours fait un très bon travail... Ceci est une antiphrase, pour les proto-numériques)
(On disait à l’époque qu’ils avaient le plus grand mal à se parler, car leurs références culturelles, en particulier les œuvres qui forment l’enfance, étaient trop différentes. Donc, les évocations, les sous-entendus et les métaphores tombent à plat… C’est vrai que l’Allemagne, c’était loin… et que les vieux éditeurs, qui se défendent si vaillamment en ce moment, ont toujours fait un très bon travail… Ceci est une antiphrase, pour les proto-numériques)

Je me découvrais donc avec volupté de la première génération mondialisée. Comme une renaissance globale, comme un XVIIIe siècle géant, comme une modernité plus rapide que la lente vapeur… Mais une autre partie de ma culture mondialisée avait pu me préparer à ce que j’allais vivre à 31 ans : ce que la SF évoquait imparfaitement, ce qui habitait mes fantasmes (pas les sexuels, les autres) à 14 ans, ce truc haï par des écrivains, des éditeurs, les médias traditionnels et des politiques : le réseau numérique mondial !  je hais les ados qui grandissent avec ! En 1996 j’allais enfin voir ma première page HTML ! Je n’y participerais vraiment qu’en mars 1999.

Le réseau. Je m’y suis vautré. Pas d’autre mot. Il y a eu des appréhensions, oui, avant d’y publier (en 99 du siècle dernier ! Imaginez comment je peux percevoir les appréhensions de ceux qui se demandent aujourd’hui si la littérature numérique existe !), mais quelle merveille ! Brusquement, plus de géographie, plus de frontières, un monde, enfin ! Le monde humain se calquait enfin sur mon monde mental ! Et le niveau culturel de ce réseau ! Effarant ! Que des scientifiques, des artistes, des écrivains et des informaticiens ! Un truc de dingue ! Haaaaa ! Mes nuits ! J’ai oublié l’alcool et la fête, j’vous jure ! Haaaaa ! L’orgasme ! des années d’orgasme ! Des étudiants en philo qui montaient des revues, des discutions infinies, des perditions, Locus Solus en hypertextuel, des chamailleries, les amis des ennemies de Houellebecq qui s’écharpent avec les amies des ennemies des amis de Houellebecq et qui te demande de prendre parti ! Ha ha ! des rencontres incroyables, des visiteurs sur notre site venant des Kerguelen ! Des Kerguelen ! Et en remontant l’Adresse IP, on découvre des scientifiques qui s’ennuient… On faisait ça, avant… Avant 2000 ! Et nos premiers 50 000 visiteurs (plus que d’habitants dans ma ville) et un entrefilet dans Libé ! (aujourd’hui n’aurait plus aucune valeur).  Et ces gens de loin qui prennent le train pour venir nous voir. Un monde qui s’ouvre ! La planète !

Et des textes. Et ABU… L’intégrale de la Comédie humaine en UNE SEULE PAGE ! Haaaaa ! Et le début de ma bibliothèque numérique…. Bibliothèque obtuse, car l’outil de lecture n’existe pas. Je vais l’attendre plus de 10 ans, cet outil ! Heureusement que je ne savais pas que ce serait si long ! Quelle torture ! Dire que certains trouvaient que l’Ipad ne servait à rien !  Ha ! Du coup, à force d’abondance, je ne terminerais jamais de classer cette bibliothèque ! Volupté ! Et Gallica… Gallica ! Moche, beau style photocopie, de traviole, très punk, mais je m’y suis vautré, dans les livres du XVIIe siècle, du XVIII et XIXe, sans sortir de chez moi ! Je gardais tout. J’ai encore tout alors que maintenant, d’un clic, de partout, dans la rue… (Gallica qui a aujourd’hui un placement exemplaire sur Twitter, au passage). J’en pleurerais ! Et les idiots qui s’épanchent dans les médias, et les cassandres qui y voient une fin ou une autre… Les idiots ! S’il avait grandi chez moi, avec juste cette providentielle bibliothèque toujours trop petite et rien autour, en bon Léopardi… Ils sauraient. S’ils avaient grandi entourés de copains qui ne comprennent pas qu’on peut avoir une voix qui parle dans sa tête… hein, et comment ça fait ? Moi, ma voix, elle sort de ma bouche… Oui, c’est ce qu’on appelle « penser »… ??? Choc. Amis si gentils qui ne comprennent pas ce qu’il y a dans un livre, et qu’on peut lire à voix basse… S’il avait grandi là, les idiots, ils se tairaient. Me souviens, ce grand type méchant, qui s’assoie un jour à côté de moi, étrangement calme, et qui me dit « qu’est-ce que tu fais ? » « Heu… je lis… » « Ha ? T’es obligé ? » « Heu… Non » « Ha ? » « Oui », « C’est quoi ? » « C’est de la science-fiction… » et je dois lui raconter l’histoire, et cette brute qui prend un regard d’enfant, la mâchoire pendante, qui écoute et que je crois qu’il va s’endormir…

Et l’envers, underground, l’autre réseau, les newsgroups, les premiers réseaux de partages, p2p du début, ou l’on découvre en toutes les langues que les auteurs français, encore eux, sont ceux-là que les étudiants du monde entier s’échangent. Qui sait ça ? Qui dit ça ? Qui en tire des conclusions ? Deleuze et Foucault en espagnol, anglais et Italien… pour les caractères que j’identifie… Qui s’intéresse au sens de cette chose ? Qui se demande pourquoi facebook, pourquoi des révolutions d’étudiants, pourquoi ces aspirations à ? Qui ? Qui se dit que le XVIIIe siècle, épiphénomène européen, n’a pas eu l’échelle de ce qui s’est produit là (d’ailleurs, nos grognons du moment, on imagine bien ce qu’ils auraient pensé, en plein XVIIIe… En fait, on le sait, suffit de lire leurs équivalents sur Gallica…)

Et le sourire désolé. Le mien, maintenant : Je regarde distraitement la télévision, et un académicien français dont je tairais le nom par pitié profère des chose d’un autre âge, et misogyne par-dessus le marché, et je souris… jusqu’à ce qu’il prononce : « je représente la haute culture » ! Alors, j’éclate de rire ! Je comprends brusquement que ce qu’il nomme « haute culture » n’est plus qu’une parcelle de la culture générale d’un cultivé moyen de ce monde. Ce pauvre homme, heureusement vieux (il y en a de jeunes), pour discuter avec ses vrais contemporains, devrait pouvoir causer pertinent sur son poète mineur, bien sûr, mais aussi sur l’actualité cinématographique, artistique, musicale et jeter nonchalamment un truc percutant sur l’inanité du dernier Blutch… sans oublier la philosophie contemporaine, l’évolution des sciences humaines… et ce qu’il pense du dernier film de Batman… raconter ce qu’il a commandé dernièrement sur Amazon US ou Amazon Japon… Et c’est comme ça dans le monde entier ! Comment je le sais…

Ha oui, j’oubliais, il ne peut rien savoir des « réseaux »… Cher académicien, ancien phare parmi la plèbe, c’est le monde qu’il te manque, un monde, un univers, une constellation sublime qui brille comme aucune n’a brillé avant ! Aucune ! Et d’intelligence !

J’ai rencontré bien des gens plus intelligents et plus cultivés que moi dans ma vie numérique, et certains sont resté des amis, et ces gens qui passent de la peinture italienne à la réédition de Mickey, de la littérature américaine à des citations latines, et de la vieille bibliothèque à leur smart-phone ou tablette, cohabitent avec des gens se croyant de la « haute culture » parce qu’ils ont le privilège, aujourd’hui partagé par l’intégralité de l’humanité connectée, d’avoir accès à trois auteurs mineurs du XIXe siècle !

Qu’ajouter ?

Mais le mépris pour les suffisants, anciens dominants, qui n’auront jamais l’envergure que nécessite le monde pour l’embrasser, laisse un goût amer dans la bouche, et mieux vaut se consacrer à tout ce qui reste à découvrir, aujourd’hui, et s’abandonner à la fièvre qui me prend encore, comme l’autre jour, quand j’ai découvert enfin la bibliothèque japonaise qui publie comme Gallica… Ou ma découverte récente de la bande dessinée indonésienne des années 1950 sur des blogs qui me restent illisibles…

Je ne savais pas que j’allais écrire ça. Un truc un poil enflammé, alors que j’y allais mélancolique… Tout était parti de cette photographie, qui montre un bout d’étagère de ma bibliothèque et qui m’avait amusé par le carambolage… Ça devait être une illustration d’un billet de mon autre blog qui traine sur le web. Mais quand je l’ai retaillé dans Photoshop, quand j’ai vu l’étrange rencontre sur une table de dissection… De cette figurine qui désigne a elle seule ce qu’on nomme culture industrielle mondiale et ces titres a priori d’une autre,  je m’étais dit : «mais voilà l’expression même de la culture de mon époque!»

hulk

Et l’écriture définitive a été déclenché par la publication sur facebook ce cette photographie d’un carton de déménagement par Raphaële Bertho :

Raphaele

Ces deux photographies, c’est nous. Il n’y a qu’une culture, mondiale, industrielle et contemporaine. Cette culture mondiale, c’est la nôtre, nous, nous qui la voulons. Et c’est la seule culture, ni haute ni basse, embrassante, et le reste n’est que mauvaises habitudes, rabâchage des bêtises ressassé par les mamans de ces braves vieux…

J’ajoute la photo de la bibliothèque d’un ami qui habite à 50 mètres de chez moi :

spider

Bien, maintenant, soyons sérieux une seconde. Ce que je viens de raconter ici, à travers mon exemple minuscule, c’est un mécanisme de mondialisation qui n’a fait que s’accélérer à la fin du XXe siècle, de manière exponentielle, et qui n’a trouvé son vecteur qu’avec l’avènement du réseau sur lequel vous lisez cet article Aujourd’hui. Tous ceux qui se posent des questions aujourd’hui sont en retard d’un train. Et n’y voyez ici aucun jugement moral. C’est juste un fait, objectif, et depuis les années 2000, tous les événements historiques en sont imprégnés. Ne pas l’accepter, c’est faire le deuil de toute compréhension possible de son époque, et donc, comme tant de journalistes, philosophes et commentateurs de tout poil, se ridiculiser aux yeux de l’Histoire.

La vieille photographie de la poignée de main est symptomatique. Elle est l’illustration d’un lien, déjà, et représente un événement historique majeur. Il aura fallu un certain courage aux deux protagonistes pour fabriquer cette image. Mais cette photo de ce lien d’amitié entre deux nations qui se sont entretuées représente un archaïsme. Depuis une dizaine d’années, les images qui fabriquent l’Histoire sont nées du réseau, utilisent le réseau et sont produites pour la diffusion virale, c’est-à-dire hors des médiums pyramidaux antérieurs. Et cette poignée de main, si importante soit-elle, ne pèserait plus face au million de liens transculturels qui se produisent sur un réseau comme Facebook grâce à de si simple et si moqué «j’aime». Like, qui, par simple jeu, fini par dévoiler des affinités, des accords, et produire des conversations, des amitiés, des échanges postaux, et enfin des rencontres parfaitement réelles entre gens du monde entier… (C’est ma vie).

Pour en parler souvent, je comprends bien le blocage mental qui vient de l’impossibilité d’assimiler le côté massif, à l’échelle de l’espèce, que représente ce phénomène. On compte ici en centaines de millions, et pas jusqu’à deux, pour évoquer encore nos deux représentants du peuple se mettant en scène devant les photographes. Et je comprends qu’il soit difficile pour un mâle blanc bourgeois d’accepter que  parmi ces ados qu’il peut croiser dans la rue de n’importe quelle ville du monde, certains se sont constitué par pure curiosité intellectuelle un niveau de culture générale qu’il n’atteindra plus, jamais, quel que soit ses efforts à venir avant la fin de sa vie…

À lire absolument : http://culturevisuelle.org/icones/2500 et http://culturevisuelle.org/totem/1678

Contribution d’André Gunthert :

Contribution d’Alexie Geers :

andre

Contribution de Ksenija Skacan :

ksenija

8 comments

  1. Je suis un « vieux » et même un peu élitiste et je trouve que c’est un très bel article que vous avez pondu dans votre juste colère : oui c’est comme une mutation biologique ce qui se passe depuis l’an 2.000 en gros. La machine à vapeur, certes, c’était le début, mais qui pouvait imaginer ce qui nous arrive aujourd’hui ? Un corps vivant qui n’est pas un village, ni une termitière, est en train de se constituer, fabuleusement puissant et riche encore de possibles aussi infinis que nos capacités à établir des liens entre ce que nous savons déjà et ce qui se trame et se profile. Qui dira cela ? Un mouvement de colère n’est pas mauvais (comme début et incitation) contre les scolastiques moribonds qui croient encore tenir les rênes et les boutons-poussoirs de machines grippées à faible débit. A suivre . . .

  2. Merci et bravo. Eloge de l’hybride, et dans la vie vraie.

    C’est à vif.

  3. Bonjour Bruno, « éloge de l’hybride » ça me va parfaitement, merci !

    Je suis fatigué par les réacs et identitaires de tout poil qui deviennent, par intérêt convergent, des habitués des médias anciens qui espèrent, eux, ralentir leur déclin annoncé. Ces gens sont des fossiles vivants, et j’en avais déjà parlé à propos de DSK ( http://culturevisuelle.org/detresse/archives/759 ), et j’aurais dû le redire ici : la bourgeoisie française a aujourd’hui la même base culturelle qu’au XIXe siècle, car le XXe n’a toujours pas été digéré en France… Et donc, ces gens sont vraiment des fossiles vivants… Faudrait peut-être leur fabriquer le musée qui va avec…

    Ha, pour David : on se tutoie ailleurs… ça me traumatise, le vouvoiement. Et moi aussi je suis vieux et scandaleusement élitiste…

  4. J’aurais dû aussi noter le pourquoi du rejet : leur précieux objet de distinction qui assurait leur domination (ce qu’ils ont appris dans leurs chères écoles), n’a plus aucune valeur puisque librement téléchargeable de n’importe quel point d’accès dans le monde entier par n’importe qui ! Horreur ! Et comme cette base culturelle est ancienne, vieillissante, elle a l’outrecuidance d’être (normalement) libre de droits… D’où les gesticulations légales actuelles…

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