Qu’y a-t-il dans Haruki Murakami ?

Publié le 26 février 2007

Voilà Haruki Murakami (Murakami Haruki, en japonais). J’ai juste attendu qu’il ne soit plus à la mode dans les journaux féminins. J’avais commencé à écrire un article sur lui après avoir lu ses livres traduits en français, mais j’attendais le dernier de l’époque au titre prometteur « Kafka sur la rive », pour clore le texte et le publier. Et voilà que quand ce dernier parait, le petit monde littéraire français découvre l’auteur ! Comme je suis snob, il n’était pas question de bêler avec les moutons… fussent-ils à étoile. Et surtout, je ne retrouvais pas ma lecture dans ce que j’entendais. En fait, se précipitant sur un titre qui leur rappelait quelque chose, KafkaKafka… les critiques découvraient un auteur par le mauvais bout. Raté.

Bien, maintenant que c’est le silence, je peux tranquillement me re-pencher sur la carcasse de ce drôle de mouton. Mais il faut quand même quelques préliminaires. Avant tout rappeler qu’il coexiste deux auteurs japonais homonymes et contemporains (et accessoirement ami) Ryu Murakami et Haruki Murakami. On pourrait rapidement les partager en écrivain punk rock pour Ryu et Jazz-rock pour Haruki. C’est facile, ça mange pas de pain, et c’est pratique. Ensuite, il ne faut pas oublier que c’est un écrivain traduit, et variablement traduit. Ce qui fait qu’on pourrait avoir l’impression de changer d’auteur en passant de la traduction très « genre » du Mouton à celles de titre plus récent. C’est pas l’auteur qui change de nègre, c’est l’éditeur qui change son fusil d’épaule… AH, le commerce ! Et surtout, une chose qui me chiffonne, c’est qu’il semblerait qu’Haruki fût remarqué dans les années 80 à l’occasion d’un concours littéraire comme un étonnant et novateur « styliste ». Si c’est vrai, qu’en reste-t-il en français ?

Donc ici, le Haruki Murakami, grand amateur de Jazz et de rock américain.

Céline, japanophile, lisait ça depuis des années et m’avait prévenu : ça ne me plairait pas, trop genre, et puis c’est pour les filles… Évidemment, ça m’a titillé suffisamment pour que j’y jette un oeil. Elle m’avait vite dit : « commence plutôt par le mouton ! ».

Alors ?

L’écriture d’Haruki Murakami est une écriture en retrait, une écriture « modeste », au contraire de ses contemporains occidentaux qui tirent fierté d’être affranchi et de nous affranchir sur leurs compréhensions des mécanismes cachés de la société et des individus, Haruki sait, mais ne dit pas, ne dit rien, laisse deviner le lien entre structure et récit, laisse entr’apercevoir la science des personnages sans en imposer. Murakami n’est pas un flambeur. Les tenants psychanalytiques sont évidents, mais jamais exposés. On devine juste que les personnages ne sont jamais dupent sur leurs motivations. « Comme par hasard » dit Sumihe dans les amants du spoutnik à propos de son coup de foudre pour une femme bien plus âgée qu’elle, alors qu’on sait qu’elle à perdu sa mère très jeune. Et ce « comme par hasard » en italique n’en dit pas plus que ça. Juste qu’il ne sert à rien de décrypter, car quand on aura dit que la jeune Sumihe est en quête de la mère, on n’aura rien dit. Le roman est ailleurs.

De la même façon, les personnages passent de la conscience à l’inconscience sans que le narrateur ne l’indique, comme une Valentina célèbre, ils glissent de l’éveil au rêve, du geste mécanique à la rumination de l’esprit. Le personnage est un regard unique qui glisse dans l’histoire le long d’un décor continu dans une douloureuse inconscience de sa vie proche de l’autisme.

À la manière d’un Kubrick, réinventant les genres pour mieux les achever, Murakami prend des motifs au polar, aux thrillers, au film d’horreur japonais et même à la comédie pour composer le paysage que parcours la lecture, mais avec une étrange distance, comme si ces motifs traditionnels des genres populaires étaient de carton-pâte et projeté derrière le personnage sur un panneau déroulant à la manière des vieux trucages.

Il y a quelque chose qui fait toc dans ce vernis de « l’aventure populaire », mais dire qu’en fait « son sujet c’est l’écriture » serait sans doute un poncif et sûrement trop rapide. Bien sûr, le personnage principal, ou le narrateur, est souvent écrivain, ou pratique l’un des multiples métiers de l’écriture, mais le roman lui-même n’en finit pas de se dire, sous différents modes. Au premier degré, les romans de Murakami sont constellés de petit cours d’écriture, à force d’aphorisme, et les préoccupations littéraires sont clairement et longuement énoncées. Mais.

Ce Murakami est un explorateur maniaque des états de conscience, avec une propension à décrire les frontières de ceux-ci. Il y a un lieu récurrent, un étrange lieu d’eux-mêmes auquel les personnages accèdent parfois. Ce lieu est noir, dense comme une purée — si j’osais emprunter à l’astrophysique un concept — une équivalence individuelle à la masse cachée de l’univers, la masse noire dont on ne peut que « calculer » la présence sans l’appréhender. Les personnages se promènent à longueur de livre aux parages inquiétants de cette masse noire, partie occulte d’eux-mêmes. Un freudisme fantastique, mélange de magie japonaise et de perdition moderne.

Les fins en aporie, systématique, ramènent le lecteur au livre. Un réflex étrange fait que la dernière ligne lue, on se surprend à re-feuilleter le livre, comme pour y trouver désespérément la clef. On se dit que quelque chose a dû nous échapper, que quelque part existe un sens, sûrement…

La Ballade de l’impossible  : « Je me demande s’il n’y a pas à l’intérieur de mon corps un endroit sombre, une contrée lointaine où mes souvenirs les plus importants s’entassent pour donner de la vase ».

Un étrange diptyque :

La course du Mouton sauvage et Danse danse danse , sa « suite », semble clairement parler d’une âme japonaise perdue. Ce serait ça peut-être, cette vase, pas si individuelle que ça. Et la souffrance morale des personnages ne trouve pas d’issue, surtout pas dans les événements qui glissent si souvent vers l’enfer. Drôle d’histoire, cette quête du mouton. Je n’ai trouvé nulle trace de ce que j’y ai lu, de ce mouton étoilé d’importation dans un japon sauvage, qui « possède » ceux qui l’approchent en leur donnant d’étranges qualités : sens des affaires et influence… Faut-il vraiment expliciter cette « chose » étrangère qui hante un japonais pour le transformer en politicien ou en homme d’affaires avant de le détruire ?

Un livre charnière :

Après des années d’exil aux USA, Murakami revient au Japon pour écrire « Après le tremblement de terre » qui est un ensemble de portrait de personnages japonais croqué sur le vif après le tremblement de Kobé (son lieu de naissance).
« Après le tremblement de terre » est un texte charnière, l’axe autour duquel basculent l’auteur et son sujet. Il y a les textes d’avant ce tremblement de terre, et ceux d’après, résolument. Murakami, abandonné dès l’enfance à la séduction exercée par la culture populaire américaine suivra son « rêve américain » en s’exilant. On sent dans les livres de cette période une forte influence des écrivains de la beat-génération, du roman noir américain, du cinéma fantastique, même si l’action se situe toujours au Japon.

Son personnage principal « adulte » (Murakami a deux personnages : un adolescent à problème, ou un trentenaire en crise) :
À la façon d’Henry Miller s’exilant en France pour écrire son pays, Murakami écrivait de loin, pour mieux croquer, jusqu’au tremblement de terre et son retour au pays. Mais son personnage si « Japonais » de trentenaire qui flirte souvent avec la folie est un narrateur hésitant entre l’abandon psychique propre au héros de série noire et la nonchalance de la rock attitude, gros buveur de bière, amateur de filles, de jazz et de rocks américains, de bagnoles, qui se comporte avec une nonchalance de privé de polars… américain, encore…

Et on finit par se demander, à longueur de livre, ce que raconte vraiment ce Murakami

Car voilà ce qu’il écrit, en vrai, puisque personne ne veut le dire parce que c’est idéologiquement glissant : Au fil de ses textes, au fil des années, la lente, mais violente désaméricanisation du Japon et le retour d »une identité japonaise coupable. Haruki Murakami, par l’entremise de ses étranges personnages d’écrivains paumés, cherche à retrouver une mythologie vernaculaire, contre sa fascination pour la culture américaine, contre ses goûts d’enfances pour la musique de l’autre et peut-être aidée par la mythologie grecque dont il est spécialiste. Il cherche en désespéré la vase japonaise posée au fond des eaux américaines. Comme Mishima, le plus paradoxalement « aristocratiquement européanisé » des écrivains japonais, qui en son temps avait chuté dans l’extrémisme politique par désespoir culturel, Murakami, initialement imprégné de sous-culture américaine, va suivre un long parcours initiatique qui doit le ramener chez lui… Peut-être…

Son gros « roman japonais », Chroniques de l’oiseau à ressort , est imprégné de violence pure, de sadisme et de culture coloniale. Il interroge bien étrangement la guerre, et fait tomber son personnage, par l’entremise d’une magie complexe, dans le mal pur, dans ce mal qui le guettait déjà dans les livres précédents. C’est au fond du puis, le puis de Ring, que son jusque-là « héros positif » va chercher sa vase, et il y trouve l’histoire, la collective, la violente, organisée et gratuite, la perdition de l’individu dans la tourmente collective… la folie.

À se chercher, a s’extraire d’une histoire problématique, à tenter de retrouver quelque chose de lui, qui ne serait que de lui et des siens, une âme japonaise pure d’influence extérieure, SA mythologie, sans mouton étranger, Murakami se retrouve face au décor folklorique que frôle le personnage, et qu’il ne faut pas toucher pour ne pas sentir son absence d’épaisseur, pour ne pas briser l’artifice, pour continuer à rêver une origine. Ses livres, à chercher trop volontairement l’universel d’un particulier national, glissent vers l’amoncellement d’une vase, en effet collective, mais totalement codée, artificielle, comme enfin son Kafka sur le rivage , qui par le titre semblait le ramener vers ses vieilles influences européennes, mais n’est qu’un gros collage maladroit d’une imagerie désuète, un gros scénar de manga, avec toute l’invention formelle qu’on connaît à ce genre. Ce Kafka là glisse sur la rive et tombe dans le poncif. Il fallait l’inculture du milieu littéraire français pour découvrir un auteur par ce livre-là, ce livre de l’erreur du but trop volontariste d’une écriture. Il fallait qu’ils n’aient jamais ouvert un manga, ces critiques, pour ne pas savoir que ce rivage de Kafka est en papier mâché, composé des pires clichés qui parsèment cette littérature graphique, mais industrielle ! Voilà pourquoi je ne parle pas plus de son dernier adolescent névrosé. Voilà pourquoi celui-là est si atenduement japonais qu’il n’appartient pas à Haruki l’écrivain bâtard, bâtard de la musique et de la littérature occidentale, mais au pire japon, le plus historiquement isolé, et l’étrangeté du métissage culturelle des premiers livres disparaît dans ce désir d’être un tout bien pur, de se refondre après le tremblement de terre, de soigner sa culpabilité de ne pas avoir été là…

Haruki, j’ai reconnu l’origine de toutes les images que tu as maladroitement collées dans ce livre parce que je connais trop bien la bande dessinée japonaise, le cinéma et l’imagerie à la mode… Quel gâchis ! N’écoute pas ceux qui n’aiment du japon que l’exotisme de pacotille, arrête la « mythologie contemporaine japonaise » qui ressemble tant à un simple amoncellement de clichés commerciaux, comme une recette marketing encore occidentale, écoute encore du jazz et remets-toi à écrire ce que tu es aujourd’hui : et japonais, et du monde !

Réaction à l’article de Bad François sur Murakami envoyée par mail

« Kafka sur le rivage » n’était pas si mauvais ; d’accord, il y avait
quelques clichés japonisants et des emprunts un peu trop évidents à
certaines oeuvres occidentales et en particulier américaines (je pense à Kerouac), mais les éléments de surprise ne manquaient pas dans ce livre.

Chaque fois que le récit menaçait de s’embourber, un incident imprévu,
une idée originale, venait relancer l’action. Les situations
s’enchaînent peut-être avec une trop grande facilité (comme dans un
rêve), mais c’est ce qui fait aussi que ce livre ne demande pas les
mêmes efforts que ceux de Proust. On s’habitue assez rapidement à
l’écriture (espérons bien traduite) de Murakami et on se laisse
gentiment emporter dans un monde un peu fantastique que je trouve
plutôt bien mis en scène. Murakami, c’est pas mal pour les vacances, lecture
très agréable.

J’ai trouvé « Kafka sur le rivage » bien supérieur à « La ballade de
l’impossible. » Je n’ai lu que ces deux livres jusqu’à présent et je ne
sais pas encore si je vais devenir une inconditionnelle de Murakami :
certains thèmes (sexe avec une vieille bonne femme classe ridée sexy,
sexe avec jeune nana type manga en jupette suicidaire sexy, sexe avec
soi-même, etc.) apparaissent comme un fond de commerce bien
pratique…

Mais ne crachons pas dans la soupe, un peu de sexe a la mode japonaise
dans la littérature, ça ne fait pas de mal ! C’est même bien mieux que
le sexe à la mode française genre Houellebecq. Bien sûr, ça n’atteint
pas encore le niveau de Sade, toujours imbattable (mais lui, il est au
dessus de toute idée de nationalisme). Bref, j’ai découvert Murakami
grâce à « Kafka sur le rivage », non pas parce que j’ai lu les journaux
littéraires (trop chers), mais parce que je n’avais aucun livre à me
mettre sous la dent à part les classiques et que lorsque je suis allée
à la librairie du coin, désoeuvrée, la jolie couverture verte avec un
chat et des poissons a attiré mon regard. C’est aussi important, la
couverture.

abieler

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