Relire : Chandler la Marée Rouge

Publié le 2 juin 2013

Je me souviens de la période ou j’ai acheté ces livres. Ils étaient chers, et je me souviens d’une frustration de ne pouvoir aussi acheter « Le Bunker de la dernière rafale » de Caro et jeunet dans la même collection. Ils étaient chers et pourtant, papier rigide et abrasif qui a vite tourné au marron et couverture fragile qui pèle de peur. Pas une grande réussite éditoriale. C’était la tentative des Humanoïdes Associés d’adapter le format “Graphic Novel” en France. Celui-ci, Chandler la Marée Rouge, est un peu particulier. Il ne répond ni au proto-roman graphique encore dans les arts plastiques, ni au roman graphique à la Will Eisner, ni à rien en fait. C’est un simple rapport texte image standardisée à l’extrême, chapitre/image, sans jeu de mise en page autre que la sage colonne. Je pense que la source en était les feuilletons des pulps des années 30 ou 40, ou même plus vieux, en colonnes, en effet. Donc, dans cette nouveauté des romans graphiques des années 80, une expérience autre, une forme d’hommage global au polar originel. Manchette, qui a écrit la préface et signe la traduction, parle de tentative de résumer un genre, à la Spielberg (j’aurais plutôt parlé de Kubrick, quant à résumer les genres en un film…). Enfin, l’idée de Steranko, par ailleurs dessinateur incroyablement stylé, était celle-ci. Ici, et c’est peut-être l’un des ingrédients de la déception de l’époque, Steranko a travaillé selon son expérience chez Marvel. Il crayonne et des petites mains exécutent l’encrage. Le résultat est plus proche d’une esthétique publicitaire qu’artistique. Quand il y a une goûte de tension sexuelle, on tombe dans l’illustration érotique très bas de gamme. Les pages sont harmonieuses, mais les images maniérées, et l’ensemble froid et sans vie. La légendaire dynamique des ombres de Steranko deviennent ici arrondies, molles et parfois malvenues. Les limites du travail à la chaîne ?  À moins que l’hommage, et donc le modèle, n’ait contaminé de sa médiocrité originelle la production habituelle d’un sacré dessinateur. Je me souviens d’avoir eu l’impression de m’être fait arnaquer, d’avoir acquis à prix d’or un « produit » très loin du chef-d’œuvre annoncé. Aujourd’hui, en le refeuilletant, je me dis que j’aurais dû lire la préface avant de payer. On n’y sent pas du tout d’adhésion, et même une certaine distance ironique vis-à-vis de l’exercice. 

Et le roman ? (l’ensemble donc)

je ne sais jamais trop quoi dire sur les polars, récits codés parmi les récits codés, sinon qu’on a souvent l’impression qu’un pote un peu lourd et trop méticuleux veut absolument vous raconter par le détail un film que vous avez beaucoup visionné, à une lointaine époque… le récit ravive vos souvenirs, mais au bout du compte, vous n’aurez aucune surprise. Au passage, je note que ces détectives fauchés ont toujours des bureaux avec vue, et quelle vue ! En hauteur sur les plus hauts buildings, des étages de luxe, bien sûr… oui, ça déconne à tous les niveaux. Mais « c’est la magie ». On peut toujours se le dire. Mais qu’est-ce que deviendrait un détective fauché s’il ne pouvait embrasser d’un regard toute la ville endormie ? Donc, Chandler, la Marée Rouge est un hommage, et donc un pastiche. On retrouve tous les clichés du genre, les gros bras, la castagne, la pin-up déjà prête quand elle ouvre la porte, etc. Plus j’avance dans la lecture, et plus je suis persuadé que ça ne fonctionne pas. Tu finis par lire le texte, niais à souhait, et lorgnes de temps en temps du coin de l’œil sur les images, somme toute aussi prétentieuses que banales. Et pourtant, parfois, le dessin tente de se débattre dans ce dispositif contraint qu’il s’est auto-imposé, mais on en revient toujours à rien d’autre que du roman-feuilleton illustré. Certaines postures des personnages, typiques de l’auteur et qui fonctionnent très bien dans un comics, sont ici incongrues… Brusquement je me rends compte que Steranko est un roi de la mise en page dynamique, et que là, il se l’est interdit. Plus d’agencements complexes d’images. Ne reste que des vignettes calibrées et posées là en rangs d’oignons, bien sages et dont la pauvreté saute d’autant aux yeux. Dans une bande dessinée, la médiocrité de certaines cases est absorbée par l’action et la mise en scène, et par la mise en scène de l’action. Ses planches pour Nick Fury (1967) par exemple, sont emplies de dessins foireux et encore maladroit, mais ça pulse, ça gicle, ça déborde de vie ! Son adaptation du film « Outland » (1981) est parfaitement somptueuse. J’ai d’ailleurs été surpris de sa grande qualité en la redécouvrant avec un oeil neuf. Clairement, le roman graphique de Steranko, c’est Outland, et je suis d’autant surpris qu’à l’époque je voyais ce truc comme une simple commande, un pur produit marketing. Ce Chandler, la Marée Rouge, qui lui est pourtant contemporain, est terriblement en dessous. 

Jim Steranko, Chandler, La Marée Rouge, collection Autodafé, éditions Les Humanoïdes Associés 1982.

Chandler, la Marée Rouge

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