Tarde

Publié le 27 mars 2013

Je me retiens. Mais je passerais bien rapidement pour arriver à 26 ans. Comme je zappe avec soulagement les milliers d’heures de frustrations, de dragues vaines et de râteaux industriels de l’adolescence, des boites de nuit crades, des soirées avinées…  Aucune nostalgie. Mais je ne peux pas tout zapper si je veux tenter de comprendre deux trois choses…  Je veux comprendre comment on peut découvrir à 26 ans seulement qu’on a jamais vraiment aimé. Et découvrir du même coup que si on n’a pas vraiment aimé, c’est qu’on n’avait pas encore vraiment expérimenté le désir, le vrai.

Mais merde, ça vient.
Je sais comment se sont rencontré pas mal de monde. Et beaucoup m’ont raconté. Mais moi, je ne suis pas pareil, encore snob. Chez moi, ce n’est pas comme ça. La fille, je la vois pas. Quand je dis ça, ça veut dire que je ne la regarde pas comme un objet de désir. C’est une personne, elle est là, OK, je sais, mais c’est tout. Elle est là. Alors, elle était là. Voilà. Tout allait bien, bien dans ma tête, couple stable pour moi et pour elle. Tout va bien. Tout va bien. Sourire et politesse. Alors quand c’est comme ça, on papote… et j’ai tendance à papoter intime…

C’est là que ça se passe. Presque de biais, vicieux. C’est un changement de nature de la présence. La présence qui devient une sur-normalité. Si normale, la présence, que c’est l’absence qui devient anormale. Et l’absence devient si anormale, si anormale, que tu sais plus comment la gérer. C’est là que tu piges qu’il se passe quelque chose. En général, c’est trop tard. C’est comme ça, t’as rien vu, rien senti, rien voulu. Ça s’installe, ça s’insinue, contamine tout. Alors, tu vas commencer à l’absorber. Même pas la peine de la regarder, car ici, tu as développé des organes nouveaux, spécialisés. Inutile donc de chercher à, ça devient une seconde nature. Tu l’absorbes, tout, sa masse, la manière dont son centre de gravité se déplace subtilement lorsqu’elle fait tel geste ou tel autre, toutes ses textures, et les frémissements, les frémissements. Tout, tout entre en toi, tout. Tu ne respires plus l’air, tu la respires, et tu analyses tout ce qui passe par tes poumons, et tu en tires des informations intimes, et tu te découvres une mémoire incroyable pour les détails, car tu vas te souvenir de tout, le moindre mot, intonation, contexte, et brusquement tu lis ses pensées sur les ondes qui bouleversent son visage, et tes oreilles ouvertes enfin captes le moindre souffle, le moindre murmure, la moindre contracture dans la nuque… Tu pourrais anticiper le moindre de ses gestes…

Ce jour-là, ces jours-là, tu comprends ce que c’est être une bête. Tu comprends comment les bêtes perçoivent le monde, comment elles le sentent, comment elles le vivent. Et tu sais que la mort, c’était avant.

Ce grand con blond et frisé, plus beau et mieux bâti que moi, le père de son enfant, qui dit à sa mère, fier de lui, « ces deux là, ils s’aiment ». Malin. Il aurait mieux fait de fermer sa gueule, dans sa suffisante narcissique, se pensant impossible à larguer… Elle partira, grand con !

Parce que ce genre de chose, ça ne se cache pas. Si ça t’arrive, tout le monde le voit. Littéralement, tu n’es plus normal. Tu respires différent, du bouge différent, tu bouffes différente, tu ri différent, tu parle différent, et quand elle n’est pas là, il y a ce petit éclair d’affolement dans le regard, de la bête traquée qui veut s’enfuir, s’enfuir, car son absence rend toute autre présence insoutenable !

Alors, l’absence devient une belle machine hérissée de petites dents métalliques qui monte et descend en toi arrachant à chaque mouvement des lambeaux de chair. Et tu vas courir sous la pluie, dans les tempêtes, au bord des voix ferrées, jusqu’à t’en arracher les poumons. Tu vas te jeter, entièrement. Car rien de toi n’a de valeur sans elle. Et quand elle dira « on meurt ? », tu diras « oui ».

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