Un livre avoisinant la terre

Publié le 24 mai 2017

Lu « Ville Avoisinant La Terre”, le livre de Jorj Abou Mhaya, auteur et illustrateur libanais que j’ai souvent pris en photo. J’avais eu le loisir de voir les dessins se faire, et j’étais très intrigué par mon feuilletage de l’édition originale… Mais j’étais bien obligé d’attendre que l’objet soit enfin traduit en français !

Version arabe :

Le livre existe maintenant en français chez Denoël Graphic. Je sors de sa lecture tout aussi intrigué. Comme il se présente à nous, cet album minutieux est une nouvelle de politique-fiction borgesienne, un poil fantastique, un poil psycho-SF, qui m’évoque sans précision pas mal de mes lectures d’adolescents. Mais, et ceci même si j’ai grandi avec chaque jour le monstrueux feuilleton de la destruction de Beyrouth à la télévision, il m’en reste une impression d’étrangeté et de distance. Je ne sais pas si l’impression vient du réalisme distordu des lavis à la précision de miniature, ou par les étranges avanies d’un personnage qui sort, on le comprend vite, littéralement déphasé de l’interminable guerre civile ? La traduction du titre, « Ville avoisinant La Terre », critiqué par certains, exprime pourtant bien cette insaisissable sensation de déphasage d’avec le réel. Au long de la lecture, je suis resté partagé entre proximité et éloignement, sans trouver le confort de la bonne distance, et sans me débarrasser, tenace, de cette impression qu’une part non négligeable des enjeux du récit m’échappait.

Pour ne pas rester dehors, et comprendre, peut-être, je tente d’évoquer Hans Magnus Enzensberberg qui, dans “Zickzack” (“feuilletage”, l’Infinie Gallimard), compile les témoignages écrits sur la population européenne à la sortie de la 2e guerre mondiale : « Leur vie n’a que l’apparence de la vie, c’est une attente qui n’attend rien, ils ne tiennent plus à elle ; c’est la vie qui s’accroche à eux, fantomatique, comme une bête invisible, affamée et rôdant dans les rues bombardées, de jour et de nuit, sous le soleil et la pluie », ou « comme tout est devenu soudain vide, morbide et absurde, à présent que la guerre est finie ! […] Nous sommes ramenés à notre piètre existence et à ce qu’elle a d’humiliant », ou « Ils se réfugient derrière leur amnésie collective. La réalité n’est pas seulement ignorée, elle est déniée. Avec un mélange de léthargie, de défi et d’apitoiement sur soi-même, les gens régressent à l’état de mineurs irresponsables », etc. Le propos d’Hans Magnus Enzensberberg est de montrer comment cette période, celle de la « reconstruction » a été occultée dans la mémoire collective, et comment nous méjugeons aujourd’hui toute population qui vivrait ce que nous avons vécu.

Peut-être que Jorj Abou Mhaya parle, comme Hans Magnus Enzensberberg, de cette chose dont personne ne parle, de ce moment étrange de l’après d’une guerre, moment d’une honte collective, d’un trauma général, de quand les âmes ont été laminées et le corps des hommes et des villes distordus au point qu’on ne reconnaît rien, qu’on est plus chez soi dans le réel ?

Peu importe, je ne fuis pas le trouble et ne cherche pas systématiquement à « tout comprendre », et même, peut-être est-ce ici un avantage de se retrouver lecteur dans cette confusion-là, comme si le trouble du personnage perdant le fils de sa vie en perdant son immeuble était contagieux.

 

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