Aimé brûlant, relire Césaire

Publié le 27 avril 2008

Un jour,

j’ai croisé la silhouette d’Aimé Césaire ; il passait devant moi, à me toucher, vieil homme courbé, écrasé par le deuil qui le frappait, par une de ces aigreurs nostalgiques du fond de l’estomac. J’ai pensé que cette pesanteur tremblante était celle de la vieillesse.

Je le croyais alors mourant, si vieux, si frêle, et je n’ai jamais vraiment regretté de ne pas lui avoir adressé la parole, puisqu’on ne sollicite pas un homme pour des futilités, même littéraires, à l’instant ou il doit accepter de perdre une part de son enfance. Le corps de sa cousine était dans le salon, toute sa famille autour. Je m’étais réfugié dans la chambre d’un jeune neveu musicien, une chambre d’enfant remplie d’électronique et d’instrument de musique qui me rassurait en m’évoquant celle de mon ami Laurent M., chez ses parents. J’étais un parfait étranger coincé dans un deuil familial. Je l’ai donc regardé passer.

C’était il y a vingt ans, et il n’était pas mourant, donc. Sa faiblesse physique n’était qu’apparente. Ce soir-là, il enterrait sa jeunesse insouciante, les jeux d’enfant entre cousins, le goût du chocolat chaud et la lumière éblouissante.

C’est toujours étrange de rencontrer quelqu’un pour lequel on a la plus immense des sympathies tout en sachant qu’on ne pourra lui exprimer sous peine de passer pour le plus parfait des imbéciles. Il est donc passé devant moi, dans ce couloir étroit, à porté de ma main, hermétique, en lui, en ses souvenirs des moments partagés avec la morte, dans le salon, vers le corps, ce corps signifiant l’inéluctable disparition de tout ce qui nous croise.

Je n’étais qu’un fantôme, une absence, une incongruité, simplement personne. Lui était présent, massif, en douleur, avec sa famille, il parcourait le couloir de l’histoire, fébrile, mais décidé, droit vers le salon, et j’étais échoué sur le côté, regardant passer, sans tendre la main, geste impossible, sans qu’aucune parole, nécessairement déplacée, ne sorte de ma bouche. Que faisais-je là ?

Déplacé,

ma compagne d’alors avait été invitée au mariage d’une des petites nièces d’Aimé Césaire. Elles étaient aux Beaux-Arts ensembles. Nous étions donc là pour ce mariage, de l’ancienne copine. Moi, fils de prolétaire, je me retrouvais pendant quinze jours au milieu d’une famille historique.

En descendant de l’avion, on nous attendait, et nous avons traversé l’ïle en voiture, dans la nuit. Le premier choc, que le bruit des bestioles des fourrées couvre celui de l’autoradio… le deuxième choc, que nos bagages soient envahis par d’autres bestioles…

Les pieds dans le plat. Notre première nuit, nous dormirons dans le lit d’une tante qui venait de rentrer à l’hôpital. En pleine nuit, alors que nous n’arrivons pas à dormir, assommé par le décalage horaire, nous entendons la maison s’éveiller, des conversations, des va-et-vients…
La tante vient de mourir, et nous sommes dans son lit.
Nous étions là pour un mariage, c’est l’enterrement qui se profile. Il faudra trouver, dans les shorts à fleurs de nos maigres bagages, celui qui semble le plus neutre…

Le malaise, dans l’assemblé endeuillée, un petit blanc du sud-ouest de la France, en chemise fleurie, parfait touriste. Le ridicule. Voilà comment la différence de peau passe pour dérisoire, et même invisible, quand on est en costume de fête au milieu d’un enterrement.

Alors, pour la veillée funèbre, dans le gros pavillon moderne, j’aurais voulu être un tout petit peu ailleurs.

J’ai donc regardé passer l’historique Aimé, sans même le saluer. C’est pas de chance… Imaginons… “Qui êtes-vous ?” “Heu… le copain d’une amie de votre petite nièce… Celui qui dort dans le lit de la morte… Oui, heu, en fait, j’étais là pour le mariage… Je suis étudiant en art, j’ai édité des revues sans lendemain… j’écris… à peine… pas grand-chose… Vous vous vous… Heu… » avec mon caleçon à fleurs et lui, tourné en dedans, son regard dans sa tristesse. Pas concevable. Pas possible. Non, rien.

Alors,

maintenant, il est vraiment mort. La petite silhouette pourtant si dense est morte. Son corps à la place de celui de sa cousine, peut-être allongé dans son propre salon, de sa maison traditionnelle si jolie. La nuit a dû résonner des mêmes chants des conteurs et des pleureuses que ceux qui m’ont bercé, il y a vingt ans, lorsque je transpirais dans le lit de sa cousine, en regardant les processions de fourmis sur les murs.

Alors, je désirais être ailleurs, perclus de gènes, si mal tombé, si empêtré. Maintenant que cette fugitive rencontre n’a fait que s’agglomérer à ma première sympathie, j’entends l’annonce de sa mort et je tends enfin la main, mais le seul corps que j’atteins est celui d’un minuscule livre juste derrière mon siège, là, ce « discours sur le colonialisme » qui sommeillait et qu’il faut rouvrir, puisqu’il est temps de le relire, à défaut de lui avoir parlé.

Ce petit livre est un condensé, un précis de combat, un chapelet de slogan à gueuler à la face des cons. Tout le monde devrait le lire, et en premier lieu les journalistes avant de colporter la bêtise, mais bien sûr les politiques, ceux qui choisissent le seul bon côté, celui de l’équité, pour aiguiser leurs armes contre le mensonge, mais surtout nos petits gars de la banlieue, ancienne zone, qui y trouveraient des prévenances contre leur dangereuse fascination américaine.

En partant de ce cas particulier de la connerie intéressé, Aimé Césaire assène coup sur coup sur la caboche blindée des candidats dominants qui se pressent en file (Indienne, le comble !) au guichet du pouvoir.

Ce tout petit texte est jubilatoire, à force de hargne salvatrice contre l’obscurantisme positif de l’ethnocentrisme. Il est rempli de la violence pure de l’intelligence, de la culture et de l’esprit qui manque à peu près à tout ce qui se publie aujourd’hui.

Mais surtout, aujourd’hui, oui aujourd’hui, en France, dans ce temps plus qu’étrange qui refuse d’appeler les choses par leur nom, au risque de provoquer des pauvres petits soupirs d’indignations, il faudrait plus que le lire, mais l’ouvrir à tous, le clamer, le colporter, je ne sais quoi encore, mais qu’il s’entende !

Aujourd’hui, alors même qu’il s’éteint, ses ennemis gouvernent et tentent de tout contrôler, ceux-là mêmes qui vont faire semblant de l’honorer (étouffons-le au Panthéon !) et qui nous interdisent d’appeler « rafle » une rafle. Quel autre mot alors ? Mais bien sur, ces réformes dont on nous rebat les oreilles ne sont qu’une seule et même réforme : celle du dictionnaire !

Allez, ouvrez donc Césaire pour le lire. Il n’a pas cet accent pittoresque qui résonne dans les films et les consciences malades.

P.-S.

Post-scriptum : Il y a une coïncidence amusante au fait que dans mon précédent article, j’ai cité Roger Caillois, un prof d’un de mes profs qui nous en parlait avec la larme à l’œil, et que Césaire, dans « discours sur le colonialisme » détruit par le menu avec une certaine délectation assez contagieuse, je dois l’avouer !

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