Esclave du maître

Publié le 17 juillet 2013

La première question que l’on te posait aux Beaux-Arts… Non, pas aux Beaux-Arts, mais pour rentrer aux Beaux-Arts, donc, cette première question se devait, à l’image de la pédagogie ensuite, être déstabilisante. Cette première question est une question majeure, c’était juste « pourquoi tu signes ? » Et je me souviens du trouble, des bredouillages, que cette question inattendue provoquait.

Il y a quelques mois — ça me semble une éternité tant j’ai traversé de choses, ou plutôt tant j’ai été traversé par des choses dingues entre temps — je racontais la pédagogie de cette étrange école à Ksenija, dans sa cuisine si anormalement calme du centre de Paris. Nous avions parlé de nos malheurs respectifs, de sa vie si bizarre, et j’avais éludé la question de la maladie, et nous en étions venu à comment nous étions, c’est-à-dire comment nous vivions telle chose ou telle autre chose… et je ne sais pas comment j’avais réussi à placer ça, sur la pédagogie de cette école. Je suis sûr que les gens, « les gens », ont une image terriblement fausse de ce genre de formation. Je suis persuadé qu’il s’imagine soit un atelier très XIXe ou alors une communauté hippie, un groupe informe de gens dépravés. En fait, et une amie revue des années plus tard m’avait avoué un soir que plusieurs fois, elle avait pissé dans sa culotte de trouille pendant les cours, ce n’est pas franchement ce qu’on imagine. Oui, il y a un laxisme désarmant, mais on y entre sur concours, et on y reste parce qu’on passe, comme dans une TVréalité, d’étranges et traumatiques épreuves mensuelles. Et surtout, la pédagogie oscille, d’un prof à l’autre, du rien, voire de l’absence totale et définitive, jusqu’au régime de terreur…

Et je raconte souvent la même chose, que j’ai compris l’essence de cette pédagogie lorsque l’Armée française, dans son incommensurable bêtise savante, avait essayé de me punir, en, selon leur critère, me faisant subir le pire : l’ostracisation. Grand rire ! Pourquoi, simplement que cette pédagogie, plutôt qu’adhésion à des corpus de savoir ou de technique, ce qui donne des gens très sur d’eux en situation optimale, cette pédagogie, donc, te foutait à poil, l’image, c’était à poil sur une ile déserte, et tu devais à partir de toi, TOI seul, nu, avec ce que tu avais comme bagage, c’est-à-dire dans le cerveau, reconstruire ton monde, le monde, et trouver une forme d’autarcie égotique. Une forme de pédagogie antisociale, mais de survie, car les artistes, de tout temps, doivent survivre en milieu hostile, et surtout, puisqu’ils sont censés produire de l’inédit, trouver en eux même leur propre justification, car personne, oui, personne  ne pourra leur dire, et n’aura autorité pour le faire, si ce qu’ils font est valable ou pas. C’est une chose extrêmement violente, et chaque mois, comme à la TV, certain fuyait cette violence psychologique.

Et donc, ça commençait par cette question terrible, de tes futurs profs burinés par la vie, qui jetaient un regard goguenard sur tes vagues exercices plastiques, sur tes dessins maladroits, et sur la grosse signature encore adolescente, et tout ce qu’ils lisaient de nous, tout ce que je lis moi-même d’une personne, de son intimité, à simplement voir un trait, goguenard, et « Alors ? Pourquoi tu signes ? » Et il fallait comprendre que tu recevais la première leçon.

Il fallait comprendre tant de choses dans cette question qu’on avait peu de chance de passer l’épreuve, et ces profs ne rataient jamais une occasion de nous humilier. L’humiliation était l’un des grands ressorts de la pédagogie. Il regardait comment tu réagissais, encore et toujours goguenard…

Pourquoi j’écris ça maintenant ?  Juste parce que doucement, doucement, grâce à ce Tumblr qui m’amuse en ce moment, ce Tumblr qu’on m’avait pourtant signalé plusieurs fois et qu’à chaque fois, j’ai négligé coupablement, je regrette mon dédain, je recommence à signer.

Dans cette île déserte qu’est ma vie aujourd’hui, et malgré l’usure qui fait qu’on n’a pas l’énergie d’un jeune corps, je reconstruis quelque chose, mon monde, moi, sans plan, mais avec l’expérience empirique de la vie.

Ces profs devaient lutter, et ça justifiait leur violence, contre l’éducation parentale. On ne se trouve pas soi-même dans l’éducation parentale, on s’y enferme et on l’impose à ses enfants, alors même que l’éducation parentale est la chose la plus relative du monde, et donc même la meilleure en apparence est d’une valeur très relative. Rien de solide (Freud n’a pas dit que des bêtises). Lutter contre la psychologie, les névroses, les mères et les pères, pas seulement idéologiquement, mais aussi dans toutes ses saletés qui ne sont pas de nous, mais qui nous emprisonnent. Lutter contre les désirs et les croyances et les pulsions, toutes choses encore souillées d’adolescence. Et surtout, remettre au sol, bien au sol, plaqué, pour que la personne qui va se redresser se redresse d’elle-même, et qu’enfin, elle puisse signer de son nom en connaissance de cause, c’est-à-dire en ayant claire conscience de sa part de mimétisme, et de sa part de singularité, s’il y en a une, et ceci, dans une claire conscience historique, car l’individu n’existe pas hors de l’Histoire. Il faut  découvrir sa place historique pour tenter de toucher du doigt ce qu’on nomme parfois contemporanéité, et c’est moche, et ça fait mal à la bouche. Oui, la question contenait entière l’Histoire du sujet, de la subjectivité, et de cette morgue étrange qui s’exprime dans chaque chose osant se présenter comme œuvre.

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