Jean Teulé documentariste

Publié le 13 mai 2006

Gens de France et d’ailleurs, chez EGO COMME X

Bien sur, vous pouvez faire ce que vous voulez. Vous pouvez trouver qu’il est trop gros, ce livre, et chez un éditeur peu connu… Et puis c’est un livre plein d’images, de la BD bizarre… mais avec des photos… et même que tout ça parle des années 80… Donc, vous pourriez ne pas acheter la compilation des bd-reportage de Jean Teulé. Fou !

Jean Teulé, c’est qui pour moi ?

Des bandes atypiques, punks, graphiques, bidouillées, traversants comme des ovnis les journaux que je lisais adolescent. On devinait qu’il se mettait en scène. Que c’était lui ce grand dégingandé qui gesticulait dans ses bandes traficotées à la photocopieuse (?), avec ce rendu rock/punk si particulier. On devinait qu’il n’était pas si méchant malgré son rôle de sérial-anar-killer. Il était en accord avec l’esthétique graphique de son temps, pile poil dessus. ça dénotait dans l’univers de la BD, traditionnellement réactionnaire. Mais son personnage ne faisait que traverser les bandes, laissant la vedette à des personnages sortis tout droit de la rubrique des chiens écrasés des journaux populaires. Jean Teulé partage donc la passion de Chabrol pour les contes réels sordides.

Ensuite, bien plus tard, je l’ai vu débarquer, le même personnage, le même corps, dans la plus élégante émission de télé française de ces années-là, derrière Bernard Rapp, mettant les pieds dans l’assiette anglaise… avant d’écrire un livre et de sortir un film sur Rimbaud, poétisant, impossible à produire, mais quand même produit grâce, je suppose, à l’avènement de Canal plus.

On avait bien deviné que son romantisme rock était habité par des fantômes plus denses que ceux de la littérature populaire servant de terreau habituel à la BD. On avait compris qu’il était obsédé par Rimbaud, évidemment. Mais je ne peux me sortir de la tête Lautréamont et les dadaïstes. Dans ses vieux albums, sa façon de se promener dans les destins tragiques de ses paumés préférés comme un ange ambigu ressemble au déambulation du personnage de Ducasse dans les chants, ou au pérégrinations mortelles d’un Vaché sur la ligne de front de 14/18. Il y avait de la mythologie que ne renieraient pas les gothiques des années 90 dans ses bandes noires comme les pages d’Ici Paris. Sa façon de rire du sang et de la violence, de nous faire rire, évoque le cynisme 19e, l’humour noir cher à Breton, le dandysme de DADA encore, et évidement ce concentré moderne qu’en a été l’attitude rock. Je sentais bien, à l’époque même ou je me surprenais plus passionné par l’Art que par la bande dessinée, qu’on avait affaire à autre chose qu’un dessinateur de BD inculte. Eh oui, j’y peux rien, le monde de la BD me colle sans que je puisse m’en dépêtrer et je vous jure que la plupart des dessinateurs de BD sont incultes, suffisants et plein d’une morgue ridicule quand ils se piquent de parler d’Art. Attitudes qui rappelle malheureusement des manies de peintre du dimanche. Je ne vais pas étaler maintenant le catalogue des imbécillités que j’ai pu entendre ou lire. Tout ça pour dire que Teulé détonnait, avec son côté “en accord avec son époque” et son fumé trop…

Et les années ont passées. Plongé dans les essais et les romans, je ne pensais même plus à la bande dessinée comme on oublie un premier amour.

Et Jean Teulé, pour moi, est rentré dans le rang des auteurs des années 70/80 auxquels je pensais parfois en me demandant ce qu’ils étaient devenu et comment ils survivaient alors qu’on ne voyait plus jamais une image d’eux. Comme si une petite décennie de gloire les avaient rassasié, voir essoré.
Une époque révolue. Une explosion de création, de liberté, de publication et rien. Plus rien. Reste d’un côté des rayon de supermarchés peuplé d’albums maronnasses rempli de farfadets niaiseux et en face une secte de nouveaux “auteurs” (sans œuvre) volontairement amnésiques qui gueulent partout qu’ils ont tout inventés, alors que tout ce qu’ils produisent me fait creuver d’ennui d’avoir tout lu, chez d’autre, meilleur et injustement oublié. La culture humaine n’est pas tant fan des inventeurs.

Ça m’a fait bizarre quand Loïc Néhou, au téléphone, laissant quelques instants de suspens, m’a annoncé “nous allons éditer Teulé”. Je venais juste de remettre deux de ses vieux albums dans les chiottes – non pour m’en servir de vile façon, mais pour les exhumer (sic) et les re-feuilleter à loisir – et le voilà qui sort de son cercueil d’oubli tout droit dans mon entourage affectif…
Merde, Teulé. Non ? Si. Et il me décrit le charme de sa rencontre avec le grand blond, son trouble à s’imaginer éditer un tel “précurseur”… Je ne me souvient plus ce que j’ai dit. Sûrement un truc débile, du genre “chapeau” ou même “ben mon con” ou toute parole mémorable du même acabit.
Ce qui est sur, c’est que je l’ai tout de suite bien senti, cette histoire. C’est vrai, ce qui est emmerdant dans les milieux dits “artistiques”, c’est qu’on est sensé juger, toujours juger, se juger, s’entre-juger et que c’est la merde d’entretenir des relations amicales durables sans qu’il ne finisse par s’y glisser des sourires crispés. Là, je l’ai vraiment bien senti. J’aurai plongé dans la piscine sans regarder si elle était remplie.

Loïc m’a offert le livre avant Noël 2005. Moi heureux. Vous n’êtes peut-être pas des intimes des problèmes de pré-presse, d’imprimeur, de calibrage colorimétrique… Vous vous foutez sûrement que l’histoire de la bande dessinée puisse quasiment se résumer à l’histoire de l’impression de la bande dessinée… Y-a des chance. ça va pas être facile à faire sentir… Ce livre est exceptionnellement bien imprimé. Loïc est un éditeur maniaque, terreur des imprimeurs, déjà, mais là, c’est mieux. Les BD-reportages de Jean Teulé sont in-imprimable. Le mélange des techniques utilisées, assaisonné de photographie, rend l’objet techniquement pénible. Franchement pénible… Faut privilégier le trait ? Les matières ? Les lavis ? Les photographies ? Faire disparaître les collages ? Une purge.
Donc, en ouvrant l’objet, ne vous attendez pas à la bouillasse résiduelle sur papier offset des années 80. Là, on est devant toute la subtilité graphique du travaille de Teulé. Techniquement, une sorte d’édition définitive.

Voilà, on peut déjà mettre ça de côté et passer a la suite : la lecture.

Une BD-reportage de Teulé, c’est tout simplement du plaisir, parfois pervers, voir malsain, mais du plaisir. Teulé l’antimoraliste étale les faits, la matière de l’histoire, et il faut parfois faire un effort pour y croire tellement c’est gros, à l’histoire. Mais alors que tout pourrait parfaitement être inventé, manipulé, la cohabitation du récit dessiné avec les photographies créé un phénomène de “pièce à conviction” qui ramène toujours la lecture dans la sphère du réel, du témoignage. On est choqué par l’anecdote, étrange, sordide ou violente, mais la photographie, la photocopie d’un document vient affirmer simplement “c’est vrai” et on ne peut plus y échapper, on ne peut plus échapper à ce qui a fasciné Teulé dans cette histoire là, qu’il a choisi de rendre en BD et qui l’a poussé à se déplacer bien loin parfois. La morale, parce qu’il y en a une souvent cruelle d’ailleurs, suinte de l’histoire même. Sa position amorale, immorale peut-être, nous laisse approcher des personnages. Et cette proximité n’est pas sans implication. Seuls certains cinéastes réussissent ça, nous faire côtoyer nos frères en vilenie, en bassesse, en compromission.
Teulé est un documentariste, un vrai, à la fois personnage de ses propres BD et pourtant suffisamment en creux pour nous laisser face à ses tranches d’humanité crue qui dessinent un portrait chaotique de notre méchant monde.

Teulé est un humaniste, un vrai, pas niais pour un sous, tout droit planté sur ses deux grandes guibolles, toujours présent et distant à la fois face à ses frères si gesticulants, si remplis d’eux, si “barrés” dans leurs histoires, si méprisables parfois. On le sent sourire et parfois épris, fuyant simplement quand c’est trop sale, parce que c’est comme ça. Oui, c’est comme ça : un gentil charentais construit une soucoupe volante pour emmener sa mère dans les étoiles – des parents se font plaisir avec les indemnités touchées pour compenser la mort de leurs enfants – des africains pauvres l’assaillent à la sortie de son hôtel parce que la seule chose qu’il peut leur apporter, c’est sa montre, voir son portefeuille – on laisse vivre un probable assassin professionnel au fond de la jungle d’une île française – une femme de préfet est nymphomane et ça fait tâche – on se grignote des centimètres carrés d’appartement à paris – on fait payer un soutient-gorge volé aux parents d’une petite beurette suicidée – les riches traficotent pour rester entre eux à la montagne – les pauvres se foutent de la poésie, même quand ils sont de la famille de Rimbaud…

C’est agréable de sentir la qualité du réel dans un grand film, quand un cinéaste à rendu brusquement une parcelle si bien observée qu’elle en devient sublime, quand il n’est plus question de stéréotype, de dialogue standard, d’image pré-mâchée, mais d’une qualité de “vrai”. C’est ce que Teulé a réussi à faire dans ce quasi-unique exercice de BD-reportage.

A la lecture de cette belle réédition de ces reportages des années 80, je ne me pose plus de question sur l’étrange trajectoire de leur auteur. Cette œuvre est vivante, aujourd’hui, et en passe de devenir un classique.

Teulé n’est pas Voltaire, il est voltairien. De retour de son voyage dans notre monde peuplé de fou, il cultivera son jardin, se consacrant à l’écriture et au cinéma. Un parcours exemplaire pour un auteur hors norme.

P.-S.

(En pensant à ces étranges BD-reportages, je n’ai trouvé de cousinage qu’avec l’extraordinaire émission de télévision belge “Strip Tease”. Mais il me semble que pour la forme, on peut aussi les concevoir comme les ancêtres des Blogs (comme ougl.over-blog.com/, http://desordre.net/blog/, etc.), qui mélange souvent dessin, photographie, texte et document scannérisé ou même les podcasts de voyageur http://www.commecadujapon.com/…)

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