Le détail dans la publicité

Publié le 12 octobre 2010

Depuis environ deux ans, une campagne de publicité TV signée « Publicis Dialog » tente lentement d’éroder le capital prestige d’un grand acteur français : Jean Rochefort. La publicité se présente sous la forme de petits sketchs, qui mettent en scène un personnage récurent, Jean Rochefort donc, qui est allergique aux contraintes de toute sorte, et fini toujours par justifier ses caprices par le slogan de la marque « amaguiz.com » : « à ma guise ». Cet assureur avait déjà troublé la quiétude du petit monde du graphisme publicitaire en arborant un logo qui évoquait celui d’Amazon.com, et faisait même plus qu’évoquer celui d’un vendeur de matériel de golf en ligne, qui, pot de terre contre pot de fer et malgré son antériorité, dû changer de logo.  Il semble ensuite qu’un épisode de cette série publicitaire TV dans lequel Jean Rochefort y abandonne son animal domestique (un pogona, d’après une blogueuse) sur un coup de tête a provoqué quelques réactions indignées… D’ailleurs, en parlant d’animal abandonné, on pourrait imaginer que chaque épisode évoque vaguement la cinématographie de J. Rochefort… L’épisode de l’iguane faisant directement référence, par exemple, à son rôle de vétérinaire dans « Le bal des casse-pieds » d’Yves Robert. On imagine d’ailleurs que toute la série n’est que l’étrange revers de ce rôle, puisqu’il y campe un parfait « casse-pied »… Mais il faut bien payer sa retraite !

Et quant à la publicité, elle aime bien retourner les médailles, inverser les valeurs, dévoyer les mythes… On a bien vu l’imagerie révolutionnaire et contestataire se mettre au service de la consommation !

L’épisode qui me préoccupe aujourd’hui est, je crois, le dernier en date, « Le tableau », dans lequel Jean Rochefort, toujours capricieux, arpente l’espace d’une vaste galerie d’Art, exposant des toiles inoffensives vaguement bonnardiennes.
Il tombe en arrêt devant l’une des toiles, présentant une fille nue assise jambes croisées sur une chauffeuse. Il sort de sa veste un petit cadre pliant, s’approche de la toile, et encadre le pied de la fille, en signifiant qu’il veut acheter ce détail et expliquant « Tout l’art du maitre est là, le reste n’est que fioritures. ». Comme la galeriste, naturellement choquée, lui répond par la négative, il rétorque le slogan : « à ma guise, à ma guise ! ».

bande-video

Quelle surprise ! Une référence à Daniel Arasse dans une publicité, de manière aussi explicite ?

Et je me suis encore dit, comme mille fois : « le pire avec les publicitaires, c’est qu’ils sont éduqués ». Oui, la publicité n’est pas avare de référence culturelle, et c’est même à peu près le seul domaine qui se paye le luxe de référence très élitiste, allant jusqu’à exploiter, pour vendre le plus trivial, des formes et concepts de l’art contemporain, domaine pourtant souvent marginalisé au sein même du monde de la culture. Doit-on lui dire merci d’une si grande ouverture d’esprit, dont sont bien souvent incapables les journalistes, les écrivains, les politiques, les cinéastes, etc. ? Eh oui, les publicitaires sont à peu près les seuls à partager une culture commune avec les gens des scènes contemporaines, et leur métier étant d’exploiter sans scrupule l’intégralité du champ de l’expression humaine, rien ne leur échappe.

Malgré tout, je crois que c’est la première fois que je vois scénariser de manière aussi explicite le travail d’un historien de l’art. Bien sur, il était médiatique Daniel Arasse, mais quand même, lorsque j’ai vu Rochefort plaquer ce petit cadre sur le pied du personnage féminin, et que je l’ai entendu confirmer la référence, ça m’a fait bizarre, et rappelé le choc devant les pseudo « Dan Flavin » du clip de Kelly Rowland (lire le billet ici).

Donc, pour ceux qui étaient dans la lune (avec Kubrick), lorsque Jean Rochefort dit « Tout l’art du maitre est là, le reste n’est que fioritures. » en cadrant un pied d’un personnage sur un tableau, il se fait le porte-parole d’un publicitaire qui a trouvé le moyen de caser sa lecture d’Arasse dans une pub pour une assurance, et qui, peut-être, est très fier de sa prouesse (ou « ils » sont). Et ce publicitaire sait très bien que très peu de gens vont reconnaitre, et ça l’amuse tout autant, je suppose, de se moquer des « gens » que d’utiliser Arasse pour « ça »… À moins qu’on puisse « sauver son âme », et que ce clin d’œil surprenant ne soit une sorte de bouteille à la mer… L’activité publicitaire, triviale, étant alors à concevoir comme un océan de perdition, immense et chaotique, dans lequel des hommes aux aspirations esthétiques font naufrage et finissent même par se noyer…

Allez, soyons sérieux, voilà les sources du scénario de cet épisode de la saga « amaguiz.com » :

Alors, ouvrir « Le détail », de Daniel Arasse, en version Champ Flammarion, terriblement ingrate, mais je n’ai que celle-ci.

Page 67 :

« De la fascination, le spectateur peut passer au désir, finalement, de découper l’œuvre. Un portrait de Dirck Jacobsz contient « une main si parfaitement faite que Jacob Rawaert a offert une bonne somme pour la pouvoir découper du tableau ».

Plus loin, page 68, à propos de « l’Assomption et le couronnement de la Vierge » de Dürer :

« … Van Mander indique que ‘le peuple fait un cas particulier de la plante du pied d’un apôtre agenouillé’ […]  Et de fait, on a offert des sommes considérables pour pouvoir emporter cette partie du tableau ».
Notre épisode « amaguiz » est donc la parfaite illustration de ces anecdotes rapportées par Daniel Arasse. Mais, ce qui semble n’être qu’anecdote, tourné en dérision ici, est un épisode important de l’histoire du détail selon Arasse, car cet épisode comme le plus dramatique, le découpage réel d’un morceau d’un tableau, est emblématique de la longue histoire du détail en peinture et de son jugement esthétique. Le « détail » marquant tour à tour le plus parfait mauvais goût pictural ou une nature composite de l’image peinte qui impliquent une possible hiérarchisation esthétique de ses composantes, hiérarchisation allant jusqu’au fétichisme du détail, donc. Ainsi, ce qui est illustré par cette publicité, sous la forme d’un gag, et confirmant le caractère capricieux du personnage récurent, est un questionnement esthétique absolument pas futile, et montre, s’il était encore besoin, que la publicité peut tout user, tout plier, et tout recycler pour vendre n’importe quoi…

publicis

Sur le logo amaguiz.com

– Sur l’abandon de l’animal :
oceane089.skyrock.com
le-terrier-de-meghann.over-blog.com

Visionner les vidéos de la campagne

16 comments

  1. Vous avez remarqué qu’en ces périodes incertaines pour les détenteurs de capitaux, l’art est à la fête dans les publicités? Jean Rochefort pour Amaguiz, mais aussi la pub de BforBank déjà analysée sur CultureVisuelle, et last but not least Century 21 qui nous rappelle que la pierre reste un investissement quand même plus sérieux que la photographie et souligne son caractère polysémique. http://www.century21.fr/fiches/presse/publicite/

  2. Au fait, la photo du sens interdit comme un ver urbain… épatant. C’est une sorte de barrière avec un panneau au bout ?

    Et pour revenir à Century 21, elle est pire que la amaguiz, avec sa valorisation de la bêtise et de l’inculture de leur propre agent…

  3. Pas vraiment. Je suppose que l’on pourrait qualifier cela d’élément de mobilier urbain destiné à séparer symboliquement l’espace public (le trottoir)de l’emprise du bâtiment. mais à vrai dire avant que le vigile ne soit venu me parler, j’y voyais plutôt un élément décoratif.

  4. Du coup, c’est vraiment bizarre, ce grand ver avec une tête de sens interdit. Étrange objet. Et au passage, très bon blog.

  5. Bonjour,

    Je crois que vous confondez culture et provocation, le passage d’Arrasse est complètement inconnue de ces gens là, ils ne pensent qu’à la provocation…
    Bonne journée
    Hervé Bernard

  6. Hervé, ce que vous appelez « ces gens là », pour une bonne part d’entre eux, ont fait les mêmes études que moi, des études d’art, et ils ont lu, vous pouvez me croire, bien plus qu’Arasse !

  7. Merci pour le repérage du détail Arassien, je crois que ça aurait bien plu à Daniel! Même dans ces sketchs idiots, Rochefort garde une grâce et un charme fou…

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