Voilà, un coup d’Amazon ( l’entreprise qui en sait bien plus sur moi que facebook, l’administration française et toute ma famille réunis) et j’ai reçu « Voyage » de Yuichi Yokohama, aux éditions « Matière ». Mon premier Yokoyama, pas le dernier…
Je lorgnais sur la chose depuis quelque temps, toujours attiré par la singularité plutôt que par l’ennui itératif des « rythmiques », « redondances » et autres « ressassements » des genres (Umberto Eco, rendons à César…). J’étais désespéré que certains Japonais marginaux ne trouvent pas d’éditeur en France, et j’avais même suggéré en vain à ceux que je connais d’éditer Shintaro Kago, par exemple…
Bref, Yuichi Yokoyama… J’avais feuilleté rapidement les 40 planches de « Jardin » distribuées gracieusement en PDF par « matière », l’éditeur, et je pensais avoir saisi qu’il était question de graphisme pur, de transversalité, de postmodernisme, de récit prétexte peut-être, de quelque chose d’autre que ce que propose généralement la bande dessinée. J’avais entr’aperçu, intrigué, un récit graphique lorgnant inhabituellement du côté des arts plastiques, et même quelque chose comme une démarche « contemporaine » très étrangère au monde de la BD. Donc, je voulais voir. Il fallait que j’en commande un, et on verrait bien !
Je pense découvrir une expérience froide de pur graphisme synthétique, un enchaînement formel gratuit, articulé par la seule logique des structures, des directions et des masses… Pourquoi ? Un regard trop rapide, sans doute, alors que c’est un « vrai » récit, ce qui ne veut pas dire qu’il n’est pas perturbant pour celui qui cherche à retrouver un univers fictionnel traditionnel.
Les 10 premières pages passées, je ricane, persuadé d’être en présence d’une possible « nouvelle BD », répondant au dogme autoritaire d’un fantôme de Robbe-Grillet. Je pense alors à une très ancienne parodie de Gotlib : « tranche de vie »… Je souris de l’ironie de l’histoire, qu’un genre parodié puisse se réactualiser, au premier degré, 40 ans plus tard. Mais j’oublie vite ma distance, intrigué par une rapide succession de visages sans expression. Lentement, j’entre dans le flux du récit, puisque c’est un étrange flux, un grand voyage, nerveux, scandé, qui entraîne.

Et j’ai enfin compris ma méprise. Là où je cherchais une radicalité purement intellectuelle (qui existe sûrement), il y avait aussi une obsession phénoménologique plus traditionnellement japonaise, taoïste, pour laquelle l’homme n’est qu’un fluide parmi les fluides.
Les fictions sont communément composées de relations, de relations entre des personnages. Il n’y a ici que relation entre un regard non diégétique et un monde dessiné comme un spectacle égal, pourtant succession d’accident architectonique. Voilà un livre qui se consacre qu’à une seule chose, rendre un regard, regard à la fois vide et curieux, comme un sommeil ponctuellement réveillé par de minuscules choses comme par d’immenses perspectives. « Voyage » est un livre métaphysique qui ose s’en tenir à la stricte évocation d’une certaine qualité de vacuité, celle si spécifique du voyageur…Chapeau !