Ann d’Angleterre ?

Publié le 30 novembre 2024

Lorsqu’on a lu les précédents livres de Julia Deck, on peut être surpris du changement de registre de celui-ci : « Ann d’Angleterre » (Seuil 2024). Et alors ? Peu importe. Oui, qu’importe puisque l’esprit et l’écriture sont toujours là. Il suffit de noter qu’ici il se passe quelque chose d’autre, puisque nous sortons des fictions exemplaires, des contes contemporains et autres théâtres ironiques des réjouissants opus précédents (merde, j’ai écrit opus…). Il fallait profiter des réjouissances tant que, puisque la vie, la mort. Entre les deux, les accidents, les culpabilités…
Je sais qu’encore une fois je ne vais pas raconter ou même en parler vraiment du livre, mais m’en servir de prétexte. Incorrigible ! Alors, la première chose qui m’est venue, en lisant « Ann d’Angleterre », c’est que je comprenais le titre. Ce n’est qu’une impression, bien sûr, mais j’ai vraiment pensé que je comprenais et même le comprenais comme une clef. Un « retournement du stigmate », encore. Et je ne vais pas expliciter parce que je suis frustrant. Et rapidement, y découvrant la chronique du calvaire d’une mère qui tombe et de sa fille dépassée par la situation, la seconde chose qui m’est venue, c’est cette histoire de déclencheur. « déclencheur ». Qu’est-ce que qui déclenche ? Selon tes moyens plastiques, tu peux donner une forme à quelque chose d’extérieur qui déclenche, malgré soi. Un accident, positif ou négatif, et ça sort comme ça sort. Et là, j’ai rapidement écarté le souvenir de mes maigres velléités d’écriture, même si j’ai des souvenirs précis de déclenchement brutal et de libération d’un flux inattendu, et balayé d’un revers toute dérive psycho-psycha-lacanienne, pour plutôt planter la chose dans l’anthropo-profond, et me rappeler deux épisodes dans la pratique plastique de ma compagne :


— Que la mort de sa grand-mère, la fermière hyper active qui a pallié les déficiences de ses parents a déclenché sa série des « Pleurez« , grands fusains qui m’avaient tant impressionné.

— Et quelques années plus tard, l’agonie zombie de sa mère, terrifiante épreuve, lui était venu la série des « Sylviane », encres plus étranges et paradoxalement ironiques, presque tendres, alors qu’il y avait tant de nœuds douloureux. Il y avait donc des événements comme des murs, des croche-pieds, des accidents, des épreuves immenses qui déclenchent, et alors selon ce qu’on a entre les mains, écriture ou pinceau, on ne décide pas plus que ça de la forme que prend la chose et s’impose un cénotaphe, comme je l’avais noté pour le livre de notre amie Sophie Darcq évoquant un père d’adoption qu’elle a connu, un père biologique inconnu, et un compagnon tombé prématurément, ce compagnon qui était aussi mon ami, celui à qui je racontais mes prochains articles d’histoire visuelle et qui ne les lisait jamais, puisqu’il savait déjà ce que j’avais écrit en m’écoutant. Ce qui m’agaçait. Mais c’était vrai.

En ethno, le cénotaphe, ce terme qui fleure son marbre XIXe pompeux, on appelle ça le fétiche. Et on ne décide pas quand il vient le temps de le construire, de le fonder, de l’ériger, de le modeler, de le dérouler, selon, puisque c’est la vie, ou la mort, c’est pareil, qui décide. Il y a donc une certaine émotion à parcourir un livre qui s’est imposé. Et j’ai hésité à en noter ici sa lecture. Et je me souviens, troisièmement, que j’ai été soulagé (en quel honneur ?) d’y trouver encore de l’ironie, de l’humour clairement, et même une certaine hargne salvatrice devant ces situations dans lesquelles nous plonge la vie (la société foireuse, carrément déficiente) parfois, et j’hésite, sont-elles ubuesques ou kafkaïennes ? Les deux. Mais le survivant finit toujours par survivre, et donc :

Si on érige pas nos statues, qui le fera ?


[ Et au cœur du livre, quand même, l’autre livre possible, le polar personnel, trouble de l’origine, doute, et velléité d’enquête. Est-ce réel, je veux dire réellement motivé par des événements de même nature que la chronique familiale et médicale ? Ou est-ce une résistance au genre, un reste des ambitions précédentes qui s’immisce, s’instille, et vient perturber les ordres du récit ? Peut-être une distraction du chagrin, et une nécessité de donner forme, en creux, aux ressentiments (pressentiments ?) qui n’ont généralement pas le droit aux chapitres dans le temps du deuil ? Ha, le roman bourgeois a bien foutu la grouille dans les ordres du récit ! Encore une fois, qu’est-ce que ça peut faire ? Est-ce un jeu avec le contrat, puisque brusquement celui-ci est d’une tout autre nature ? Je ne sais pas. Mais l’objet devient trouble d’une impureté qui me convient. ]

Suivre :

https://bonobo.net/?s=Julia+Deck

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.