Cas extrême

Publié le 13 avril 2013

J’ai une mémoire parfaitement déficiente, et surtout, je n’ai jamais pu la forcer. Je retiens ce que je retiens, et inutile de tenter de forcer. Je sais exactement ou étaient chaque livre dans la bibliothèque de mon père, mieux, je « sens » leur emplacement et leur odeur avec. Comme je sentais ma bibliothèque, se qui me permettait de retrouver un livre les yeux fermé, mais même d’extraire une citation, même d’un livre que je n’avais pas lu. Le gars qui part en vrille… Pourtant, je l’ai fait, refait et refait, infailliblement. Mon instinct animal et les livres avaient fusionné en moi. Lorsque ma libido a disparu, totalement, brusquement, les livres sont partis aussi. Les livres et le sexe, liés. Pire, ma bibliothèque me dégoutait.

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p style= »text-align: justify; »>J’ai pas de mémoire, mais pour une raison étrange, des choses se gravent, des choses…
 J’ai absorbé la moindre de ses manières de bouger. Parce que j’ai une façon de mentir, de dire que je ne vois pas certaines filles, parce que je ne les regarde pas des pieds à la tête, supposant les mensurations, non, mais si je ne regarde pas, ça ne veut pas dire que je ne capte pas. Il y a bien des manières d’être attentif, de savoir qu’à 16h 20, tel vendredi, elle a eu des douleurs dans la nuque, même dans mon dos. Ainsi, j’absorbe. J’absorbe la présence, les mouvements, les pulsations, la démarche, la manière dont le corps vient se poser à chaque pas, selon les chaussures… les mouvements de la tête, des yeux, les expressions fugitives au coin de la bouche. Oui, je capte le fugitif, ce qui s’échappe. Pas pour attraper, je suis pas la police des aveux inconscients. Non, voir un instant me suffit. Sauf que parfois, j’absorbe tout. Sauf que parfois, tout ce que j’absorbe de l’autre vient reconstituer un autre corps fantôme, en moi, qui se superpose au mien, et je vis avec, et je respire avec, et parfois, il prend le contrôle, et alors, je bouge comme cet autre corps, je réagis comme lui, et je pense comme lui, mimétique, comme telle manière de pencher la tête, pour dire ce oui interne, ce oui à soi-même, et toutes ces choses qui m’accompagnent, que l’air ni la pluie n’érodent, qui transforment tout en beauté, qui font que je suis un tout petit peu moins seul.

Alors, la frontière entre la présence et l’absence se trouble. Pour ces choses, j’ai une mémoire définitive.

Avec T, nous sommes resté enfermé à l’armurerie pendant des week-ends, à discuter. Il tentait de m’inculquer les subtiles notions d’économies qu’il ramenait de son école anglaise. Au-dessus de nos lits, il y avait « la carte de l’Europe économique » et pas les pinups de rigueur, et sur la table de chevet, des numéros de « géopolitique » que j’achetais à cette époque. Avec lui, nous nous étions juré une chose : ne jamais avoir de bon souvenir. Jamais, que jamais la mémoire ne transforme cet enfer en source de gag ou nostalgie humide. Jamais. Qu’on n’oublie pas les magouilles, les trafics, les intimidations, les tabassages au fond des hangars des pauvres petits gars trop jeunes, les arbitraires, les brimades, et toutes ces choses fascinantes auxquelles nous nous échappions parce que nous étions plus vieux et plus intelligents que l’environnement. Et plus intelligent, ce n’était pas très difficile. Nous nous étions promis de nous souvenir toujours. Et puisque nous étions décorés, pour la simple raison que c’était nous qui décidions, par un calcul simple, qui la méritait ou pas, cette décoration, il avait prévu une petite cérémonie : passer sur un pont et jeter cette médaille lourde dans un fleuve en « les maudissant tous ».

Deux ou trois ans plus tard, il me rend visite. Il est devenu banquier, mais je crois que ça ne durera pas. Il me dit que « ça se passe mal. Que c’est un lieu de grande bêtise, aussi, comme la caserne », et qu’il a du mal avec les consignes du matin, ces consignes qui les incitent à mentir à leur meilleur client. Nous flânons dans cette micro-ville, on s’arrête devant un match de foot, il fait beau et nous retrouvons nos conversations. Le soir, elle nous rejoint et je lui présente. Malheureusement, il va devenir le spectateur d’une de nos explosives scènes. Il regarde et ne comprend rien, ne reconnaissant pas le type avec qui il a passé presque un an. Le temps a changé, il pleut, et on entend des rafales de vent de plus en plus violentes. On s’engueule, et elle part en claquant la porte. À moins que ce soit le vent. On reste tous les deux, et je n’arrive plus à dire quoi que ce soit de cohérent. Elle est partie, je suis obsédé par son absence. Brusquement, je le regarde, et je me lève, et je pars, comme ça, sans rien dire. Je sors, comme ça, et je me retrouve sous la pluie, dans le noir… Un moment d’hésitation, et une impulsion, je me lance à sa poursuite. Mais elle n’est pas dans la rue, je ne la vois pas. Je sais bien qu’elle habite maintenant chez « l’autre ». Je prends le chemin, traverse la ville. Personne. La tempête a balayé toute présence humaine. J’accélère. Je ne sens pas la pluie me détremper. Pourtant, mes vêtements s’alourdissent, mais je ne sens rien. J’accélère encore le pas, mes yeux tentant de percer la tempête, pour la trouver… Je veux juste la voir. Je veux juste vérifier son existence. Je veux juste vérifier sa présence dans ce monde, qu’il ne soit pas ce vide horrible, que ce sol délavé et ces maisons hideuses. Je commence à sortir de la ville, je longe la voie ferrée, je cours maintenant. Mes poumons me font mal presque tout de suite. Je ne voix toujours rien. Ce n’est pas possible, comment a-t-elle fait pour aller si vite ? Il s’est passé tant de temps ? Je cours de plus en plus vite, avec une douleur qui monte dans la poitrine, mais je m’en fous. Où est-elle ? J’ai besoin de la voir. Je dois la voir. Je ne peux pas rester maintenant avec les paroles définitives qu’on vient de se jeter. Non, je dois la voir. Et enfin, loin, arrivant sur ce rond-point qui enjambe la voie, j’aperçois une minuscule silhouette. Il n’y a que nous. C’est donc elle. Il n’y a que nous pour être à ce moment-là, à cet endroit-là, dans la tempête. Je la rejoins enfin, je me plie en deux de douleur, devant elle… Juste pour la voir, et pour effacer ce qui a été dit, juste pour effacer. J’efface, je rouvre l’histoire, je la regarde, on se regarde, et je m’en vais, satisfait. Elle part de son côté, en silence. Elle existe. C’est ce que je voulais. Quand je rentre dans mon appartement, T. est parti. Je ne le reverrais jamais.