Prétexte : lecture de Le roman noir, une histoire française de Natacha Levet aux Presses universitaires de France 2024. Le livre vient d’obtenir le Prix Claude Mesplède 2024.
Un cave dans le noir !
J’attendais ce livre depuis longtemps pour deux raisons : j’ai tenté plusieurs fois de me pencher sur cette culture qui n’était pas la mienne, et surtout, je savais que ce livre s’écrivait, et donc depuis quelques mois m’asticotait la petite tension de l’attente… J’ai dû demander vingt fois « bon alors il sort quand ? » comme un gamin. Et je l’ai enfin reçu par la poste ! Comme ça ! Clac ! Merci Natacha Levet ! Alors ? Alors ? Alors plaisir et satisfaction. Lu d’une traite, avidement. Faut dire que si on me parle de littérature… et en plus d’une littérature que je connais mal, et donc que tout est (presque) neuf pour moi ! Plaisir ! Je suppose que les blasés du truc se plaindront que l’autrice ne parle pas de l’un ou de l’autre ou pire crime qu’elle n’a pas cité le « célèbre essai de Maurice Ache »1. Mais moi, naïf du genre, je prends.
Parce que oui donc, comme pour la musique, nos goûts sont souvent liés aux modes, rencontres, disponibilités et autres imprégnations du temps de l’adolescence, et pour ma génération, « la noire » c’était pour les plus vieux. Ma période, c’était plutôt la SF, déjà elle-même tardive, mais qui étalait ses couleurs criardes dans les supermarchés tout neufs (et criards aussi), et le noir de ce temps était considéré sale, vulgaire, plus gris que noir d’ailleurs et semblait réservé à quelque vieil oncle trainant toujours un mégot de roulée collé à la ratiche. Oui, tout ce qui était noir ne semblait pas être une lecture pour les jeunes et moins encore pour les jeunes gens qui lisaient des romans sérieux (Henry Miller c’était sérieux ? Mon œil !) et de la poésie comme moi déjà si connement snob. Et ce n’était pas non plus une lecture familiale. Pas un truc que ma mère ou mon père aurait lu par exemple, sinon peut-être San Antonio qui faisait rire tout le monde et débordait déjà de son bocal… et qu’on trouvait même sous cartonnage d’éditeur ! Non, « on », autour de moi et de mon âge, lisait plus facilement les vieux enquêteurs qui avaient gagné la médaille du classique à l’ancienneté, d’Agatha, d’Arthur, de Maurice, ou de Gaston… Et Simenon qui, à la vitesse du déplacement du vieux Maigret en fin d’enquête, glissait tranquille vers le panthéon littéraire. Quoi d’autre ? Souvenir d’un Boileau-Narcejac qui traînait parmi les poches de mon père (lu. Peut-être un cadeau de la station service ?2. Quoi d’autre ? Surement quelques trucs par ci par là ? Par hasard… Pas grand chose… Tout ça, tout ce qui était « noir » (et donc souvent gris), restait à ce moment là largement hors champ.
Et ensuite ? Plus tard, quelques monuments américains, dont les Folio (preuves d’une légitimité souvent gagnée par le cinéma), doivent encore trainer dans les fonds de ma bibliothèque. Mais relativement rares, et surtout pas suffisamment pour en faire une culture. Et ça m’a toujours énervé. Parce que s’il y a bien un truc qui me manque, c’est le mépris de classe pour ce que je ne consomme pas… J’ai pas ce genre d’infirmité (presque…). Et donc, j’ai toujours été persuadé qu’il y avait des choses là-dedans, dans cette immense masse noire ! Mais comment trier dans l’une des plus grosses productions culturelles mondiales ? Demander conseil. Alors, il y a quelques années, j’avais interrogé François Darnaudet, Golo et Frank d’un coup, le même soir, et même Natacha Levet déjà. Des gens de confiances, dont c’était le truc « de naissance », des gens qui étaient tombés dedans, etc., et ça m’a valu des moments de lecture extraordinaires, et quelques admirations nouvelles. Pour Jim Thompson par exemple (en traduction récente, pas dans les historiques versions expurgées de la Série noire). Mais aussi pour les friandises de Chester Himes ou Howard Fast… Des pépites, OK, mais américaines encore, et parcellaires, et bien bien bien patrimoniales. Bien patrimoniale ! À la suite, j’avais timidement flirté avec le domaine français des années 80, passé quelques temps avec Jean-François Vilar par exemple, que j’avais trouvé plutôt bon mais rapidement fatiguant…. Et ? Et le contemporain ? Et le local ? Le rythme assourdissant des sorties a de quoi assommer le plus aguerri des lecteurs. Pour oser vraiment, il me manquait la perspective, le panorama, le plan, la carte, les repères, les petites loupiotes qui éclairent le territoire. Même dans le noir, il me manquait le paysage !
Donc voilà, j’attendais ce livre. Parce que la Noire, avec une maj., c’est une jungle urbaine une nuit de blackout. Quand t’arrives de dehors, tu te diriges comment là-dedans ? Surtout qu’elle se coltine une quintuple mauvaise réputation, cette littérature : la surexploitation de tropes (fatigant), la misogynie (toujours fatigante), le cul (pas de problème), la violence (ça dépend), le fascisme… Toute ma vie j’ai entendu ça : c’est une littérature d’extrême droite. OK. Alors ? J’ai suffisamment gouté la chose aujourd’hui pour savoir que c’est et faux et vrai, et souvent plus compliqué qu’il n’y paraît. Impossible de juger en bloc, loin de là, et c’est souvent même d’une parfaite injustice. Sans compter l’histoire de la chose. Parce que la chose a une histoire, complexe et riche, qui colle à la Grande, et donc qu’il fallait l’écrire cette histoire ! Il fallait l’écrire et interroger la bête, la regarder droit dans les yeux…
Alors, dans le livre ?
J’y ai découvert que je n’étais pas tant en terra incognita que ça. Que pour les prémisses j’étais même chez moi, ancien adolescent fasciné par les romans gothiques et le fantastique du XIXe, qu’à un autre moment de ma vie, je me suis penché sur une autre source, le roman populiste, que lecteur de Carco par exemple, et que la noirceur du noir se distille partout, tout le temps, et donc que j’en ai lu parfois sans même savoir que j’en lisais ! Et même si maintenant j’en distingue mieux les nuances, entre romans d’enquête, polar-policier, et la pure noire noire de chez noire, de la littérature noire, j’en vois partout ! Je sais bien qu’il y a eu cette manie d’en trouver les traces chez œdipe, mais « Max le menteur »3, c’est Ulysse. Quoi ? Oui, pouvez me croire. Ullysse et Max sont deux « anciens », qui ne veulent que rentrer chez eux retrouver une femme, qui sont constamment déroutés par de mauvaises (ou bonnes) rencontres, Paris en guise de Mer Égée, et qui partagent comme qualité la force physique, une grande aptitude à la violence, une certaine beauté, de la séduction certaine, et comme défaut… le mensonge. Ou plutôt, pour les deux, la manie de raconter des histoires (Athéna s’en moque dans le texte même d’Homère). Et surtout ce sont deux voleurs ! (Comme on oublie les mensonges d’Ulysse, on oblitère aussi son métier-passion.) Mais c’est si facile puisque chez Homère, il y a les prémisses de tous les genres ! Alors, donc, une longue histoire et des racines profondes. Quoi de plus noir que les contes ? Quoi de plus noir que les histoires qu’on se raconte le soir ? Du noir partout !
OK pour les racines. Ensuite des grandes étapes, des jalons historiques comme la création de la célébrissime « Série noire », universellement connue. Mais là un phénomène fascinant, car pour les œuvres notables, presque tout est parfaitement connu, car tout ou presque est passé dans la culture partagée du XXe siècle, par le cinéma, les fictions audiovisuelles plus généralement, et par la bande dessinée… Et peut-être qu’en fainéant ne suis-je jamais allé aux sources de toutes ces séquelles parce que déjà imprégné des trames ? Je ne sais pas. Peut-être que Tardi m’a dispensé de lire Léo Malet plutôt que m’y inciter comme il l’a fait pour d’autres, de la même manière que Tardi continue à parasite Léo Malet lorsqu’on lance une recherche Google sur Nestor Burma ? Peut-être que la dimension quasi mythique des adaptations ciné de Simonin m’avait dispensé de lire les sources ? Sources pourtant meilleures… Mais pourquoi lire le nom « Jean-Patrick Manchette » partout dans mes journaux pendant les années 80 ne m’a jamais renvoyé à sa lecture ? Le hasard ? Le manque de fric ? Pourtant je connaissais l’existence d’un « néo-polar » sans en avoir jamais lu. Pourtant je me souviens d’être fasciné par les couvertures de Jean-Claude Claeys pour Néo. Pourtant je lisais des articles de gens dont le polar était la passion première… Je ne peux pas plaider l’innocence. Je connaissais tout ça. Mais ça restait inabordable pour une raison et hors champ pour une autre… Le hasard quand même, oui, puisqu’il aurait suffi d’en avoir sous la main, ou qu’un ami m’en prête par exemple, mais ce n’est pas arrivé. Une non-rencontre avec une pointe de regret. Et c’est d’une certaine manière regrettable parce qu’une part de ce patrimoine se lit surtout à l’adolescence… Tout ne passe pas la maturité…
Une littérature de la complexité morale
Voilà bien l’un des usages que je fais du livre de Natacha Levet : réparer, jouer enfin les rencontres ratées avec des écritures souvent superbes, parfois moins, et d’un même coup découvrir tout un arrière champ de l’imaginaire du XXe siècle qu’on connait par capillarité. Avec tous les avantages d’une lecture tardive : y lire clairement les résonances avec la grande Histoire, y découvrir nue les bassesses de ces temps (pas si) passés, y juger sur pièce les complaisances coupables et les non-dits politiques, y voir étaler les stratégies de réhabilitation sournoises des pires saloperies de [notre] histoire récente… Ha, y lire avec une acuité que seule la distance permet les idéologies qui se cachent derrière les mythologies du gangster, du marginal héroïsé, du crime comme acte d’émancipation, etc. Passionnant (mais pas pour ici maintenant). Et au passage, bien obligé, aiguiser son instrument critique à l’inextricable écheveau des complexités morales. Après tout, quelle autre littérature peut se targuer d’une telle ambition ? Sans oublier cette surprise d’y découvrir dès son origine non pas une sous-littérature comme on l’a beaucoup entendu, mais une incroyable métalittérature, complètement ludique, complètement codée, complètement réflexive ! Jubilatoire !
Pour clore cette lecture autocentrée d’un livre panoptique 4 ; dont l’une des grandes qualités est de rectifier le cliché d’une littérature noire française entièrement inféodée à l’américaine, sans pour autant l’émanciper complètement évidemment ; j’ai été particulièrement friand des derniers chapitres, joliment troussés, me semble-t-il, qui me défrichent enfin le trop touffu paysage contemporain. Et cette lecture éclairante me donne le courage d’aborder des livres, des auteurs, des écritures, des expériences actualisées, même si, je dois l’avouer, par tropisme, par faiblesse, j’ai vite ouvert à la suite quelques vieux gouailleurs pourtant parfois peu fréquentables…
- …qui n’existe pas. Mais Maurice H. collaborateur du Minotaure, si… Demandez Léo Malet, au 120 rue de la Gare ! (oui, je sais, je ne respecte rien !)
- Pas retrouvé « Sueurs froides », le poche « offert par Elf » dans la maison familiale, mais un autre Boileau-Narcejac, cartonné, recueil de nouvelles : « Manigances »)
- Personnage principal du célébrissime Touchez pas au Grisbi d’Albert Simonin
- j’avais juré de ne plus jamais utiliser ce terme, mais le sujet s’y prête non ?