Pour mes petites études, il m’est venu que j’aurais bénéfice à faire un tour du côté du problème des enfants sauvages. En effet, quand on se pose une question qui touche à la notion même d’humanité, il est tentant de s’assurer de partir de la terre, du plus bas, de l’endroit le plus stable, le plus sur, pour pouvoir lire d’autant clairement ce qui dépend de la nature de ce qui n’est qu’un artifice culturel. Conception déjà obsolète d’une scission entre nature et culture mise en crise par l’Éthologie.
Mais basta, ça me semblait intéressant d’aller voir l’origine où ce qui se fait prendre pour ! Et donc, j’ai pensé que cette figure de l’enfant sauvage, ce motif d’homme « vierge », plus vierge que primitif, car si l’enfant est sauvage, s’il répond au mythe, alors il est vierge de tout contact humain, et donc social.
N’importe quel autre homme, du Neandertal jusqu’à aujourd’hui, est infiniment civilisé, riche de son milieu. Ainsi, cette figure-là, de l’homme sortant tout droit de la forêt, est une perle précieuse, comme vide de ce qui nous encombre et nous empêche de nous discerner avec clarté.
Et comme j’avais dans ma bibliothèque un livre que je n’avais jamais ouvert, celui de Lucien Malson, je m’y suis naturellement reporté. Je découvre alors un texte surprenant. Je m’attendais à une suite de témoignage, je trouve un texte idéologique, marxiste, citant Sartre outrancièrement, et attrapant chaque détail des anecdotes pour confirmer une vision de l’homme que je partage en grande partie, celui d’un être en devenir, dont la part de l’acquis (génétique) est dérisoire… Un homme ouvert, non [complètement] déterminé, qui peut espérer encore quelque chose. Et je plonge tête baissée dans le discours, prêt à écrire un chapitre de mes recherches à partir de ce texte…
Et puis, le texte datant, je m’interroge sur l’état du savoir. Un petit tour sur Internet me permet de découvrir le livre de Serge Aroles consultable partiellement en ligne. On y découvre que Masson avait fait exactement comme moi dans mon premier réflexe, c’est-à-dire pensé de bonnes fois que tout ça était sérieusement documenté… Et il n’en était rien, chaque document se référant à ceux d’avant, sans jamais aucune vérification, le motif de l’enfant sauvage en prend un coup, et s’avère un très beau mythe.
Des siècles de spéculation sur l’acquis et l’inné, sur la nature humaine, sur la part de la culture qui s’écroule brusquement, parce qu’un médecin sait reconnaître les traces de maltraitances sur une photographie, les stigmates des maladies, les incohérences (comme des cheveux coupés ou la trace de bronzage « maillot » sur un corps soi-disant toujours nu), et si le livre semble laisser une chance au mythe, avec un seul cas avéré, il est maintenant difficile d’en tirer des conclusions sur la nature humaine ! Le fait recoupé de l’impossibilité d’apprentissage du langage n’a plus de sens, l’insensibilité au froid, l’absence de pulsion sexuelle, l’attirance pour les animaux, le dédain pour les hommes, et tous ces détails qui interrogeaient, qui nous interrogeaient, disparaissent brusquement et nous voilà nu, à notre tour, toujours pas plus avancé sur nous même !