On expérimente une continuité, qui se dissout et dont on ne garde que de rare trace, figée, et dont il ne reste aucune des qualités d’origines. Il ne reste rien du temps. Il ne reste rien de notre temps. Il ne reste rien de nos temps. En scannérisant les diapositives de mon père, je retrouve l’intégralité de ma mémoire. Ou plutôt, de ce que je crois être ma mémoire. Je ne suis qu’ekphrasis. Ce que je prends pour ma mémoire — et je crois que c’est une grave conséquence de l’invention de la photographie — n’est que le descriptif de ces images qui ont trainé sous mes yeux toute mon enfance. Heureusement pour moi, quelques scènes n’ont pas été photographiées. Sinon, je pourrais douter de mon identité. Je regarde apparaitre ma mémoire, sur l’écran, lentement, avec un mélange de plaisir, de surprise et d’un sentiment assez désagréable de dépossession. Progressivement, je me vide de mon imaginaire, et retrouve une forme de virginité mentale cousine de l’amnésie. J’envie ceux qui n’ont pas de photographie, ou ceux qui en ont peu, et qui peuvent donc s’imaginer en paix avec eux-mêmes, sans le parasitage de ces artifices. Et j’ai peur du jour où je rouvrirais la montagne de DVD gavés de photographie numérique. Car depuis la photographie numérique, les moments sans traces se raréfient dangereusement.
Aujourd’hui, chaque moment sans traces ni réseaux est un sanctuaire et une pépite pour la mémoire, et donc pour l’identité.