Lecture de la Chambre noire d’Edith Tudor-Hart de Peter Stephan Jungk aux éditions Jacqueline Chambon (co-édition Actes Sud) 2016.
Je suis littéralement tombé dans ce livre pourtant croisé par hasard, attrapé par la chambre noire du titre ; comme si je m’intéressais à la photo, franchement ; sans imaginer y trouver autant intérêt et plaisir. Sérendipité dit-on. Et je goute peu les biographies, et encore moins les histoires d’espionnages ! Même s’il faut bien avouer que je comprends l’auteur, hein ! Il y a largement matière à : La Chambre noire d’Edith Tudor-Hart est une enquête de Peter Stephan Jungk, écrivain, sur sa grand-tante Edith Tudor-Hart, photographe humaniste, élève du Bauhaus, excusez du peu, femme libre, grande amoureuse et recruteuse pour le compte du bloc soviétique des 5 plus grands agents doubles britanniques… OK, il y a sujet. Il y a même multiples sujets, et cerise, une certaine coïncidence avec notre pénible actualité, puisqu’il semblerait qu’à l’Est (par rapport à chez moi), rien n’ait vraiment changé dans les réseaux d’influences… Une lecture fructueuse donc.
Très personnellement, puisque je m’intéresse très moyennement aux espions britanniques de la Seconde Guerre mondiale, même s’ils ont servi de matrice à une extraordinaire masse de fiction (en particulier Kim Philby, prototype de tous les « chefs » agents doubles), j’ai surtout été intrigué qu’elle fut une élève du Bauhaus… Ils apparaissent si rarement, ces élèves, que pendant mes lointaines études de Beaux-Arts, il y a trente ans, nous disions entre nous que ce Bauhaus était surtout une « école de profs » — puisque tous ou presque étaient célèbres — plus qu’un lieu de promotion sociale pour les élèves. Comme le but pédagogique du Bauhaus était d’instiller le modernisme dans des industries ringardes, toutes hauts lieux de l’anonymat, on ne peut pas considérer la chose comme un échec pédagogique, mais comme une forme d’escroquerie morale à l’échelle de l’Histoire, peut-être un peu. Au Bauhaus, pour avoir sa place dans les livres, il faut surtout y avoir enseigné. Il est donc plaisant de croiser dans la grande Histoire, de temps en temps, un ou une élève de cette célèbre école. Pour Edith Tudor-Hart, même si elle y est passée après le départ de Moholy-Nagy, clairement, je pense que sa photographie s’y sera structurée.
L’autre particularité touchante d’Edith Tudor-Hart, c’est sa carrière contrariée. Voilà un cas très particulier d’invisibilisée. Pas de mari abusif ou d’historien misogyne ici, mais une injonction très spéciale qui me reste encore en travers de la gorge :
« En janvier 1952, alors que l’on commençait fortement à soupçonner Philby d’avoir averti Burgess et Maclean, Edith reçut une fois encore la visite de deux agents du MI5. Ils réalisèrent qu’ils étaient arrivés trop tôt, Edith se trouvant encore au lit. Dans leur rapport, les messieurs Skardon et Burlington notèrent : « Nous aurions dû choisir un moment plus approprié pour réaliser cet interrogatoire. » Edith demeura en effet couchée tout au long de l’entretien, lequel dura une heure. Les dernières lignes du document stipulaient : « Du début jusqu’à la fin de notre interrogatoire, cette femme a constamment tergiversé. Elle a répondu à nos questions comme un individu bien entraîné ayant appris à résister à un interrogatoire. » Ils ne fouillèrent pas l’appartement (Cette fois-ci) et se contentèrent de lui conseiller, avec insistance, de ne plus exercer son métier de photographe : « Nous n’aimerions pas nous rendre compte dans le futur que vous continuez à exercer votre activité de photographe professionnelle, sous quelque forme que ce soit. Est-ce bien compris ? » Puis ils disparurent après lui avoir fait un salut militaire. »
Ses photographies dans les magazines n’avaient de lien avec son activité d’espionnage, elle-même marginale, qu’à la marge, voire aucun lien. Alors pourquoi les services secrets lui interdisent la photographie ? Sa photographie très humaniste, sociale, est marquée à gauche, et elle s’était fait remarquer en montrant la très grande pauvreté des classes populaires londoniennes. Cette interdiction par les services secrets qui ne semble liée à aucun enjeu géopolitique serait alors une claire et classique prise de position idéologique réactionnaire de ces agents. L’interdiction d’exercer le métier de photographe ne pouvant être lu que de deux manières : une punition sans jugement, puéril et à côté de la plaque, ou simplement, ce qui me semble le plus crédible, comme une censure politique : « on arrête de photographier des pauvres et de publier dans des journaux de gauche ». Militante et activiste par aspiration humaniste, Edith Tudor-Hart aura été dépassée par les implications terrifiantes de ses activités. Comme beaucoup, elle aura cru œuvrer pour le bien, instrumentalisée par des protagonistes qui ne s’encombraient pas, d’un côté comme de l’autre, des valeurs qui l’inspiraient. Et même si elle semble capable de résister, plusieurs fois, à des interrogatoires sévères, elle restera traumatisée par une fouille violente de son appartement. De peur, elle détruira ses négatifs (sur lesquels apparaissaient peut-être des agents compromis, accessoirement ses amis) et enfin obéira à l’interdiction, car totalement isolée et même abandonnées par tous ses amants, belle cohorte de salauds abusifs, alcooliques et démissionnaires. Edith Tudor-Hart aura aussi été victime de son cœur d’artichaut et de son paradoxal gout pour l’arrogance bourgeoise. Ainsi, une photographe de haut niveau culturel, formée dans l’école la plus prestigieuse de ce moment historique, qui aura vraiment travaillé pour des journaux et répondu à des commandes, va devoir, à partir de ce jour terrible de cet interrogatoire surréaliste dans son lit, trouver une autre manière de vivre et de financer les soins pour son fils autiste. À la suite, elle exercera tous les métiers qu’elle trouvera, osera un temps et sous pseudonyme exercer dans le labo d’un photographe, obligé de faire silence lorsque son patron involontairement cruel, la trouvant si douée, lui répétait : « franchement, vous devriez faire de la photographie ». Avant de tomber malade, elle finira comme antiquaire, formé à l’achat et la vente d’objet ancien par un amant tardif. Une vie étrange et chaotique pour une femme qui aura eu une importance historique relativement involontairement. Évidement, aujourd’hui, l’injonction des agents britanniques résonne comme une forme d’explicite de ce qui est en général une injonction sourde faite à toutes les femmes.
Ce sont le petit-neveu écrivain et les instances culturelles contemporaines qui finiront par la sauver de l’oubli, et elle aura enfin l’honneur posthume d’une grande exposition photo au Wien Museum, à Vienne, de septembre 2013 à janvier 2014. Quel étrange destin !
Le livre présente un cahier central avec quelques photographies d’Edith Tudor-Hart et à la fin, un album de photo de famille, d’une certaine manière…