Sur Croire aux fauves de Nastassja Martin chez Gallimard, 2019
Ça pourrait être un conte de Noël, d’une David croquée, ou d’une sorte de capitaine Achab pardonnant au Léviathan, mais c’est « juste » un récit exutoire d’une anthropologue spécialiste des peuples arctiques qui a eu l’effrayant privilège de se battre avec l’ours et d’en revenir vivante. Légendaire ! Il faut comprendre : on n’en revient pas vivant. Nastassja Martin si, amochée, mais vivante. Croire aux fauves est le récit de cette expérience et de ses conséquences, physiques, médicales, sociales, psychologiques, métaphysiques…
« Je suis allée au bout de la rencontre archaïque mais je suis revenue puisque je ne suis pas morte ».
Je crois qu’en ce moment, je suis sensible aux récits, fictions ou non, qui troublent la surface du réel présent et résonnent (culturellement) profond… Pourtant, je ne suis pas dans une phase particulièrement fumeuse. Et même, la situation générale, cette double pandémie, virale et de psychoses paranoïaques, me rend plutôt pragmatique et aussi rationnel que possible… Mais voilà, je cherche à lire, ou trouve d’ailleurs, tombe dessus peut-être, des textes qui ramènent à la surface (là ici maintenant ?), des choses qui brassent jusqu’au fond (des âges ?). Sans doute. Peut-être est-ce lié à cette sensation de cul-de-sac temporel que partage aujourd’hui l’humanité presque entière ? Peu importe. Je tombe donc sur Croire aux fauves un peu par hasard, avec, comme pour la précédente trouvaille, une bonne intuition, et content d’y être instantanément entraîné. Mais vite, je suis surtout content d’avoir rouvert « Histoire de Lynx » la semaine dernière, pour une autre lecture, coïncidence, et d’avoir en mémoire quelques lectures de contes russes, par ce goût, comme on a le goût des trésors, qui me fait souvent revenir aux textes anciens. C’est une évidence pour un texte d’anthropologue, mais le rhizome mythique, ancestral, excède ici l’effort d’intégration de l’expérience dans le champ du domaine de l’auteur. Et la part de discours n’est pas la meilleure part, dissone même parfois (et c’est bien normal, dirait un Bruno Latour, je suppose), car se confronter à l’ours comme elle l’a fait, ce n’est pas comme témoigner d’un mode de vie ou d’une mythologie, et ce n’est pas non plus comme ramener du folklore chamanique au centre de Paris, par exemple. Non, Nastassja Martin est devenu l’objet même du chamanisme. Elle est maintenant le personnage du mythe, et non le simple médium. Elle a vu le fond noir de la gueule de l’ours lorsque ses dents se refermaient sur son crâne. C’est un destin inouï et loin d’être enviable, véritablement une forme de malédiction, d’où les stigmates, et une véritable réactualisation du mythe. Ce livre est un conte (je ne peux pas faire plus grand compliment).
(J’ai pensé à deux vieux billets de ce blog, que j’aurais peut-être honte de relire d’ailleurs… La langue du monstre, sur la phobie de la dévoration, et, sur la forêt informée, la présence nue et la présence informée)
En illustration, une encre de Céline Guichard juillet 2020
Ici un podcast de Frederika Abbate sur le livre.