La langue du monstre

Publié le 3 avril 2006

Le point d’orgue de tout bon film d’horreur américain est la confrontation physique avec le monstre :

« La tête approchait. Immobile, j’entendais battre mon sang, et mes nerfs frémir…

Tout à coup, la joie effrénée de l’espoir m’envahit : la tête était venue buter contre la porte trop petite pour la laisser passer. L’animal tenta de l’introduire en travers. Vains essais. Cependant, il ne se décourageait pas, et nous restions face à face, moi collé à la muraille, à un mettre et demi de sa gueule appuyée à droite et à gauche contre le chambranle. Il se mit à souffler, comme haletant par suite d’un effort, et le mur de séparation gémit sourdement (…) Quand un contact subit, enveloppant, âpre et gluant, le toucher d’une espèce de râpe molle, me parcourut de haut en bas : le mégalosaure me léchait. De sa langue nerveuse dont le bout agile, large ou pointu, cédant ou pénétrant, se recroquevillait de mille façons, il s’ingéniait à m’entraîner, et je m’appliquais au mur de toutes mes forces, pour empêcher la langue damnée de se glisser entre lui et moi.

L’effrayante caresse parvint cependant à s’insinuer derrière mon cou, et j’eus la sensation d’un oreiller qui se fût soudain recourbé pour emboîter ma tête. D’une traction brutale, l’abject morceau de viande me fit saluer. C’était la délivrance. Mes yeux avaient échappé au regard… Le charme était rompu. Je me précipitais de côté, vers les ténèbres du couloir, plus dégringolant que fuyant, et je m’abattis, tandis que le mégalosaure lançait son cri terrifiant… »

 

Voilà un extrait de roman qui illustre si bien la situation qu’on a l’impression de l’avoir vue telle quelle dans un célèbre film de Spielberg (ou de Ridley Scott). À quelques tournures de phrases gentiment désuètes près, ce motif récurrent de la littérature de genre et du cinéma de la fin du 20e siècle est ici parfaitement dessiné. Nous sommes devant une scène clef de Jurassic Park.

À sa lecture, j’ai eu instantanément l’impression de l’avoir vu illustré mainte fois. Suffisamment répété pour être sûr de me trouver en présence d’une scène archétypale, un motif mythologique primaire représentant une peur ancestrale de la dévoration ayant survécu à l’éclairage public.

La peur du loup.

Il est amusant de voir comment des générations de mamans ont entretenu la peur du loup chez leur progéniture bien après la disparition réelle de ce danger.

Il devait y avoir une nécessité psychologique profonde pour faire ainsi peur à des enfants avec une bête qu’ils ne croiseraient jamais. Il y a sur le sujet une littérature pléthorique, tournant essentiellement autour de l’interprétation psychanalytique du Petit Chaperon Rouge. Je ne vais donc pas faire le compte de ces interprétations. Elles ne font que renforcer l’impression d’universel de cette confrontation avec le monstre.

Je retiens ici l’interprétation de Bettelheim qui lit cette confrontation comme la peur-désir de la petite fille confrontée au séducteur-loup (père) plus que celles qui voient, peut-être à juste titre, l’aventure du petit chaperon rouge comme l’avènement des règles dans la vie d’une petite fille et l’illustration des trois temps de la vie d’une femme (illustré dans le conte par les trois personnages la mère-le chaperon-la grand-mère). Je suis persuadé que dans tout motif archétypal, toutes les interprétations cohabitent. Et même que c’est à cet abîme d’interprétation qu’on reconnaît l’archétype.

En point d’orgue, et en vedette aujourd’hui, la confrontation avec le monstre !

La peur d’être dévoré :

On admet donc habituellement le monstre comme représentant la sexualité, l’expression première (où résiduelle) du bestial de la reproduction sexuée.

Les glissements symboliques font le bonheur de la psychanalyse et au passage des critiques de cinéma qui font fi, dans un beau mouvement d’ensemble, de la possibilité réelle d’être dévoré. Car nous sommes après tout parfaitement comestibles ! Et même si nous nous sommes évertués à nous débarrasser de tous nos prédateurs, la peur reste.

Qu’est-ce qu’on gagne à faire glisser la peur du monstre dans le domaine immense de la sexualité ? Rien. Quand on a dit que tout est sexuel, on n’a rien dit. Et pour avoir longtemps fréquenté des freudiens, je sais dans quels abîmes de perplexité (douloureuse) leur culture analytique les laisse. De là, il est facile de s’interroger sur la propension du cinéma américain à surjouer la scène en en répétant jusqu’à l’écœurement une variante : ce cinéma utilise en effet assez étrangement le schéma de Bettelheim puisqu’il provoque plutôt la confrontation de l’homme et le monstre, la femme et la femelle du monstre, dans une obsession/répulsion de la séduction homosexuelle qui fleur bon le refoulement. Voilà une lecture facile : le cinéma américain, à l’image de sa culture, refoule l’homosexualité et/ou sa sexualité nue au tréfonds archaïque de son imaginaire. Il ne faut alors pas moins qu’un antique tyrannosaure pour le réveiller.

C’est mignon… J’en ai lu des tonnes comme ça. Le problème, c’est que je viens d’exhumer un texte qui semble le prototype parfait du motif Spielbergien, et que ce texte a été écrit en 1905 par un Français. Hé bien je trouve mon petit discours sur l’homosexualité plus crédible à propos de l’auteur français, Maurice Renard, qu’à propos de l’ensemble du cinéma d’horreur américain. Je ne sais pas pourquoi quand il nous vient l’indice d’une interprétation sexuelle de n’importe quoi, on a toujours l’impression d’être intelligent. Comme un doucereux sentiment de supériorité à déshabiller une vérité qui échappe au commun…

La langue du monstre.

A-t-on conscience qu’un nombre invraisemblable d’humains ont réellement senti la langue du monstre sur eux ? C’est d’ailleurs la dernière chose qu’ils ont sentie. N’y aurait-il pas une honte cachée à accepter d’être une simple proie, un simple en-cas, qui nous pousserait gentiment à biaiser l’interprétation de la frousse absolue qui nous saisit à l’idée d’être dévoré ?

L’interprétation psychanalytique a brusquement la vertu de ramener dans le giron humain ce monstre qui veut nous dévorer, de faire de cette langue une langue, donc langue négociable, langue vectrice même de la négociation. Et ainsi désamorcer une bonne part de l’horreur et de la honte à n’être pas grand-chose d’autre qu’un possible maillon d’une chaîne alimentaire…

Entre la peur de la sexualité, du viol par exemple, et la peur d’être dévoré tout cru, quelle est donc la plus viscérale ? On semble nous affirmer que c’est la première !

Il est étrange alors d’observer l’émoi général devant les horribles faits-divers survenus à cause de l’imbécile mode des Chiens de combats, Rotveller et autre pit-bull. Brusquement confrontée à une réalité oblitérée, devant une transgression d’un tabou absolue, la société a réagi à l’horreur avec toute la vigueur dont elle est capable alors même que des milliers de vierges se font déflorer, souvent par le viol, de par le monde, dans une indifférence quasi totale. Entre l’indignation, malheureusement souvent forcée devant l’un, et l’horreur devant l’autre, il n’y a pas de mesure.

La sexualité n’est pas si tabou. Elle est parfaitement intégrée, ritualisée, dans toutes les sociétés du monde. La dévoration de l’homme est un tabou absolu, une peur viscérale à tout moment réactivable.

Sur un extrait de « Les vacances de monsieur Dupont » de Maurice Renard, 1905. Illustration : Céline Guichard.

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