J’entretiens un rapport un peu particulier avec le travail de Sophie Guerrive. J’ai été l’observateur privilégié de la genèse de son dernier livre, «Capitaine Mulet», qui vient de sortir chez 2024 deux bonnes années après son achèvement. Et elle m’a offert tous ses livres… Même ceux dont elle ne veut plus parler, et donc, dont je ne parlerais pas… Je ne parlerais pas de… Je… Ha c’est pénible ! Mais voilà, les auteurs ont souvent des problèmes avec leurs premiers livres… dont je ne parlerais pas de…
Mais du dernier sorti, «Capitaine Mulet», sa fable voltairienne qui nous plonge dans un moyen-âge sorti tout droit des arrières plans de Bruegel l’ancien. On me dira : «il n’y a que des arrières plans, chez Bruegel !», et je répondrais «ça m’est venu comme ça !». Comme m’est vite devenu évident que je tenterais d’en parler ici tant j’ai pris de plaisir à le lire ! Et comme j’ai pour habitude de prendre très au sérieux ce qui me fait rire, je vais écrire un article chiant sur un livre très drôle.
[Si vous ne connaissez pas les bandes dessinées de Sophie Guerrive, lisez le livre
et plus largement, lisez là ! D’ailleurs, c’est gratuit ici et là en français et en anglais.]
La langue
Donc, je dis «fable voltairienne» car ce «Capitaine Mulet» n’est pas tant un récit médiéval qu’un avatar de parodie médiévale, et semble dans le ton bien plus proche des proto-romans d’aventures du XVIIe et XVIIIe siècle que de la chanson de geste. Et même si on y retrouve les typologies de la poétique médiévale, comme les conflits permanents, les oppositions vassal/souverain chrétien/mahométan, les trahisons et reniements, les querelles et insultes, les prouesses et espoirs de récompense, même si les types et mécanismes de la poétique médiévale sont bien là, la manière de raconter est clairement romanesque.
Et si Sophie Guerrive a un goût prononcé pour les mots anciens et l’univers médiéval en particulier, le livre n’est pas écrit en «vieux françois». Sa langue nous reste parfaitement familière et parsemé juste ce qu’il faut de drôles de tournures, d’idiotismes et locutions désuètes pour nous être exotique et amuser notre oreille. La langue du Capitaine Mulet est donc une langue tout aussi inventée que son pseudo-médiévisme visuel. Et l’une des grandes réussites du livre tient dans l’homogénéité parfaite de cet ensemble esthétique, dessin et langue, qui assure une grande crédibilité à ce fantasme de moyen-âge.
L’épique
Sophie Guerrive fait un usage du récit épique qui n’est pas original par sa dimension satirique — la satire épique est un genre aussi ancien que persistant (Homère, Boileau, L’arioste, Cervantes, Monty Piton, etc.) —, mais originale par son intensité paradoxale. Comme chez Cervantes, elle réduit la «queste» du Capitaine Mulet le bien nommé à une folie personnelle emprunte de bêtise, mais chez Cervantes, il restait encore la rigueur chevaleresque, la hauteur des aspirations et la grandeur des sentiments. Sophie Guerrive, quant à elle, coupe les jarrets des derniers relents de grandeur de l’épopée en lui imposant un régime drastique, un régime de basse intensité dramatique. Les enjeux, les péripéties, les aventures, les découvertes et les sentiments sont particulièrement minables et ne dépasseront pas le stade de la projection fantasmatique, constamment contraints par un monde (relativement) raisonnable refusant de se conformer aux hallucinations du héros.
Le récit épique n’a pas d’autre structure que la succession. c’est un rythme qui lui vient du chant et son unité rythmique est la «laisse» (unité épique de la poétique médiévale), unité qui devient le chapitre ou le paragraphe dans la modernité romanesque. La scansion rythmique de la queste invite à repousser perpétuellement la fin, comme dans les comics. Mais pour rentrer dans les canons contemporains du marché qui demande un début et une fin à tout, elle en fait une boucle. Cette boucle est le «modèle cosmique» de la folie du Capitaine, tout aussi repliée sur elle-même.
L’aventure restera donc une illusion circulaire et hermétique, un délire paranoïaque, mégalomaniaque, d’un personnage qui jamais n’ouvrira les yeux sur le monde tel qu’il est. Du début à la fin du livre, tout ce qui se produit passera par le prisme de la «folie raisonnnante, cohérence logique du délire avec lui-même» (Lacan) du capitaine.
la satire
Mais il n’y a pas que l’épique qui en prend un coup. Le genre entier de la satire médiévale, qui sert généralement à mettre le lecteur à distance de son cadre social pour mieux s’en moquer est ici renversé. Presque aucune trace de critique sociale, à part quelques habitudes naïves et superstitieuses qui font partie du décor. Non, le ridicule reste entier au personnage principal et au spectacle de sa folle bêtise jamais prise en défaut.
Ce cercle vicieux du délire cohérent du Capitaine aurait pu handicaper la fiction et nous en détacher. Pour accepter l’histoire, Il fallait un autre personnage : «Bienvenu», le faire-valoir classique, le compagnon d’aventure qui va servir d’intermédiaire entre la folie du Capitaine et son environnement social qui ne sait jamais trop comment réagir. La «raison relative» de Bienvenu, oscillant entre prise de conscience des réalités du monde et obéissance aux injonctions autoritaires du fou, en fait l’intercesseur, le passeur indispensable qui met en relation deux parallèles qui ne peuvent se croiser, et peut-être l’interstice diégétique par lequel le lecteur se faufile jusqu’à la folie du Capitaine…
L’humour
L’humour de Sophie Guerrive est un humour de désamorçage. Plutôt que chercher la tension paroxystique ou l’outrance, l’inattendu chez Sophie Guerrive arrive par le naufrage de la folie sur les récifs de la plus plate normalité. Pour contredire Alain, le rire vient ici lorsque personne ne trébuche. Lorsque le gag usé est trop attendu, son échec devient drôle, et lorsque partout, la fiction s’abandonne au merveilleux, le respect soudain des lois de la physique devient transgressif. Mais puisque nous sommes dans une bande dessinée et que les délires du Capitaine Mulet sont illustrés, le lecteur trouve son compte de fantaisie et se fait d’autant surprendre par le froid cartésianisme des chutes. Peut-être une manière de casser ses jouets ? Mais pour le Capitaine Mulet, le fantastique n’aura pas lieu, et ce «non-lieu» nous fait rire. Quelle audace !
à la fin
Au bout de la lecture, la satire se révèle plus ambiguë. Oui, le désir individuel de singularité est condamné comme pure folie, mais cette aspiration à l’aventure, au merveilleux, à bâtir des empires exotiques, se heurte au rempart froid d’un monde arpenté, cartographié, ordonné dans ses désordres mêmes, désabusé et sans passion. Entre les pulsions anarchiques de quelques fols violents encore enfants dans des corps d’adultes, et ce monde sans respiration, le livre ne prend pas parti, laissant les choses se refermer sur elles-mêmes.
C’est là que le livre, drôle et léger d’un bout à l’autre, cache son tragique.
Une lecture de « Capitaine Mulet » – MARSAM
[…] Source de l’article sur mon blog […]
Germa
Pas si chiant l’article, joliment troussé et visiblement amoureux de son objet ! Un seul regret : vous en parlez comme s’il s’agissait d’un livre, et pas d’une BD… Qu’en est-il du dessin, des figures, des cases, de leur montage, enchaînement et rythme, du tricotage d’ellipses et laps – pour parler comme Denis Roche ? Une BD c’est une vaste surface animée non ?
Alain François
Je ne comprends pas ? Une BD n’est pas un livre ?
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[…] si Sophie Guerrive a sorti plusieurs livres entre temps, dont le “Capitaine Mulet” dans lequel on retrouve cette même propension au pastiche d’un esprit médiévale, ce […]
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