Dans ma bibliothèque, l’une de ces éditions impeccables d’Allia : les manifestes de Larionov (Михаил Фёдорович Ларионов), re-publiés au milieu des années 90 parmi d’autres introuvables des avants-gardes. Quel document ! Et parfois, je me demande pourquoi les écrivains s’acharnent à faire les malins en écrivant sur l’Art, quand il suffit de lire les artistes. C’est tout de suite plus clair, simple, cohérent (sic !), et ça sait vraiment de quoi ça parle. Ainsi, Larionov est limpide sur les enjeux de la peinture de son époque. Bien sûr, les artistes mentent (pas plus que les autres, pas plus que les historiens par exemple). Ils mentent sur les dates, sur l’attribution des inventions, sur leurs influences et sur leurs amitiés, sur leur stratégie qui en général hésite toujours entre internationalisme et régionalisme, mais pas sur le travail. Pourtant, Larionov est insupportable. Pourquoi ? Parce que sa bibliothèque était « légendaire ». Donc, ce type m’énerve. Lorsqu’il était encore en Russie, sa bibliothèque était déjà légendaire. Et puis ce mec, tranquille, s’installe à Paris et d’un claquement de doigts s’y constitue la plus grande bibliothèque consacrée à la danse de la ville. Comme ça, clac ! Et on ne peut même pas le taxer de dilettantisme bourgeois, puisqu’avec sa femme, ils consacreront toute leur vie à l’Art. Insupportable ! Et enfin, Larionov est insupportable parce qu’il est puéril. Mais la chose est si commune aux manifestes et écrits des avants-gardes qu’il ne serait pas juste de lui en faire grief.
Si le premier punk de cette période est peut-être Tzara, Larionov aussi annonce aussi des comportements subversifs très fin XXe, comme cette manie de se peinturlurer (le terme est de lui) le visage. La première fois qu’accompagné d’un ami, il afficha un visage peinturluré dans la rue, la chose choqua tant le passant que l’événement fini dans le journal. Un coup de Com que n’aurait pas renié Marinetti. Ces écrits quant à eux ont tous cette candeur commune aux manifestes de l’époque, et partagent avec eux cette manière de trouver une justification pseudorationnelle aux émancipations formelles des peintres. Cette tendance avait sûrement déjà commencé avec le divisionnisme, mais elle est criante chez Larionov qui semble avoir un viscéral besoin de justifier ses libertés par une raison bricolée, naïve, et qui malheureusement annonce la dissociation totale du discours et de l’apparition de l’œuvre qui marquera la fin du siècle. À l’époque, les succès de la techno-science pousseront certains à chercher le salut dans une spiritualité de pacotille, d’autres dans la politique, mais beaucoup ne feront que mimer à vide ces formes nouvelles, y trouvant même le terreau pour un renouvellement formel de la poésie. Mais la science n’était pas le seul trauma esthétique de l’époque. Déjà pour le XIXe, on connaît très bien les influences majeures qu’ont pu avoir les cultures non occidentales et les découvertes de l’archéologie sur le monde de l’Art. Larionov, lui, se passionna pour le Loubok, cette imagerie populaire russe, y trouvant un autre argumentaire et un levier de distanciation d’avec la domination culturelle occidentale, et en particulier parisienne. Paradoxalement, pour se distinguer, il utilisa la même bouillie rhétorique que les autres, mêlant sans vergogne une ultra-modernité pseudo-scientifique et des archaïsmes vernaculaires embrigadés de force.
Mais le plus gros lièvre de Larionov (et de ce livre), c’est qu’il cache, d’une certaine manière, la peintre majeure du rayonnisme : sa femme Nathalie Gontcharova. Au point qu’il semble problématique aujourd’hui d’attribuer telle ou telle innovation à l’un ou à l’autre. Si Larionov est indéniablement la grande gueule du couple, le communicant, la puissance plastique est sans conteste sa femme. Et dans l’un de ses textes écrits sous pseudonyme (pour paraître plus nombreux qu’ils n’étaient) Larionov en semble parfaitement conscient. Lorsque l’Histoire est confrontée à l’un de ces couples-collaborateurs qui mêlent tant le travail qu’il est souvent impossible de démêler qui invente et qui exploite, la préséance des hommes est à peu près générale. Pourtant, la vie étant la vie, le travail artistique étant le travail artistique, dans un couple d’artistes engagés dans une démarche commune, qui pourrait donc assurer avec certitude que quelque chose vient de l’un ou de l’autre ?