J’aime les photographies que je pourrais faire, ou que j’aimerais faire. (Je parle ici de mon goût, et j’ai décidé d’illustrer ce goût avec des choses amies).
Commençons par les carrés d’ombre de Régis Feugère
Un paradoxe,
Car nous vivons à l’ère de la grande lumière, celle de sa victoire totale sur l’ombre…
Non ! Non non, nous vivons à l’ère de la grande lumière, celle de notre victoire propre sur l’obscurité du ciel nocturne. Nous éclairons nos ombres, les chassant partout, internes externes. Et pourtant, Victor Hugo déjà l’avait compris, Satan est insomniaque. L’enfer n’est pas cosy, il est en pleine lumière, crue, pleine lumière de l’aveuglement, pleine lumière de l’insolation (Sekhmet en Égypte antique), et quand on veut torturer, on supprime la nuit. Le regardant panoptique, c’est nous, sur nous même, Satan condamné à se re-garder lui-même, à s’observer sous toutes les coutures, toujours, à s’ausculter le derrière, sans l’ombre d’un poil. Notre enfer est lisse, chaud et lumineux.
Souvenez-vous : la vie de l’espèce, millénaire, à lutter contre la nuit ! Et la victoire maintenant, tellement victorieuse que nous en sommes là, ici, jusqu’à devoir nous battre contre une si étrange (si honteuse ?) « Pollution lumineuse ».
Quel retournement ! C’est nous qui voulions tout voir, de peur. La vérité, c’est que dans toute cette lumière, on ne voit même pas le bout de nos pieds. La vérité, c’est qu’on avance dans une poisse, qu’on n’est pas plus voyant qu’avant. Qu’après un gros siècle de chimie et de psychanalyse, aucun de nos vrais tourments n’a été calmé, les études comportementales ne font que produire des politiques déviantes, les prédictions se plantent toujours, et on y voit toujours pas plus loin que la portée des phares dans la nuit, à peine assez pour négocier le prochain virage. Et encore, avec cette petite piqûre d’adrénaline qui annonce la sortie de route possible. Rien de plus, rien de moins qu’un surfeur en équilibre sur la vague la plus meurtrière.
À la frontière entre la lumière et l’ombre, comme l’espèce, j’ai peur de l’ombre, et pourtant j’aime les manières noires. Fascination pour ce qui risque d’apparaître ? Fascination pour ce qui va disparaître ? Fascination enfantine pour ce qui fait peur ? Mes peurs sont des peurs enfantines, et nos peurs enfantines sont des peurs ancestrales. Les peurs ancestrales sont plus fortes que les névroses bourgeoises. J’en suis persuadé depuis longtemps, l’œdipe est un luxe accordé aux survivants, ceux qui on survécu au noir, à la dévoration, au prochain virage, au destin de gibier, de réserve de protéine, de champs de champignon et larves parasitaires…
L’image (toutes) est entre son apparition et sa disparition, autant dans le noir que dans le blanc, autant dans l’ombre que dans la trop grande clarté. Et je ne saurais choisir entre les apparitions/disparitions dans le blanc, et les apparitions/disparitions dans l’ombre, comme je ne saurais savoir si les frontières de l’ombre de Régis Feugère racontent la disparition du monde ou l’espoir du chemin.
Photographies de Régis Feugère extraites de sa série « Kunizakaï » 2012
J’ai emprunté le titre de ce billet à Gilbert Durant, in « les structures anthropologiques de l’imaginaire ».