Dans un petit pavillon 70’ définitivement abandonné par sa propriétaire (car nous sommes tous de passage), à la sortie d’un minuscule village, une petite bibliothèque, le meuble, malmené par des années d’arrosage de plantasses surplombantes, contenant encore quelques livres défraîchis. Ceux du dessus ont largement goûté à l’eau des plantes. D’autres ont encore un peu de tenue. Je sais que tout va disparaître dans la vente prochaine de la maison. Je regarde et regarde cette étrange collection sans ordre ni sens. Pas mal de « France Loisir », le dealer. Quelques grands écrivains, quelques best-sellers déjà dispensables des vingt ou trente dernières années, des choses des années 60, de la jeunesse de la propriétaire, et des choses illisibles, infâmes productions industrielles de romances hypercodées. Il est difficile de comprendre comment on a pu mélanger des écritures si incompatibles. Pourtant, en dessous des frontières culturelles, il y a un lien entre tous ces livres, grandes écritures et fadaises comprises, un plus petit dénominateur commun : la romance. Je le vois, et je reste devant l’objet, le meuble, perplexe, triste, définitivement extérieur à cette bibliothèque-là. Dans le genre, elle est un exemple d’extrême altérité. Je ne peux littéralement rien en faire… Pourtant, une seconde fois j’en passe le catalogue en revue. Et enfin, je remarque ce petit Buchet Chastel, décoloré sur le bord frangé usé, tordu, mal en point. Le titre «La Satyre». Une curiosité ? Au premier feuilletage, je retrouve dedans le bandeau d’origine bien plié, en bon état lui, qui me fait tout de suite interroger la date d’édition : 1965, mon année de naissance. Ha ? J’aime bien ce début de curiosité. Je retourne, retourne le livre… Puisque tout le reste autour, j’ai un bête a priori en découvrant la photographie d’une très jeune blonde sur le bandeau, une blonde dans le type des chanteuses de l’époque, une blonde qu’on aurait pu caster comme sait si bien le faire le monde littéraire à chacune de ses « rentrées ». Une tête de jeune première donc, qui bêtement la rend suspecte. Je commence à lire. C’est quand même déterminant, et clairement, c’est pas de l’industriel écrit avec les pieds. C’est même étrange, tordu, et… drôle. Dans les premières pages, une masturbation (euphémisée, mais quand même). On comprend plus loin que le fils schizophrène de la « baronne » se masturbe tout le temps, et en présence de sa mère pourquoi pas. Pourquoi pas, même si une « baronne », ça pouvait vite nous ramener vers le roman-photo (il y en a une caisse, plus loin). Mais non. Malgré le fort goût de poussière qui me remonte au nez par le sujet de ces familles qui s’appellent famille, l’écriture est ferme et nerveuse. Le cadre étant lessivé, frasques d’une aristocratie aussi grossière que décatie / bourgeois riches qui se marient avec aristos fauchés pour échanger fric contre titre, il faut que quelque chose tienne dans l’écriture pour que je continue la lecture. Et l’écriture de Des Rieux est rapide et rude, on dirait une machine agricole comme en entendait Verhaeren dans les combes de ses campagnes. Ça ne date pas d’hier, mais c’est plaisant, entraînant. Certains s’en sont demandé d’où elle tenait cette langue solide et ce goût pour les vieilleries à moustache ? Je crois simplement que la curiosité tient par les accents archéologiques et le vocabulaire désuet qui ne sont peut-être que les indices de lectures surannées. Et la description du tableau social, même rapide, glisse parfois vers le carnet mondain, mais jamais assez longtemps pour ennuyer, se secouant juste à temps et devenant même gras et caillouteux en bouche. On a même parlé de Rabelais à l’époque. Mouaip. C’est peut-être simplement François de Nion, écrivain mondain qu’elle cite comme invité d’un salon (pourquoi chercher loin quand tout est en général dans le livre ?), et qu’elle a assurément lu (bibliothèque familiale ?). Chez celui-là, écriture vive, déjà, et déjà déshabillage des mondains. Mais « la Satyre » de Virginie Des Rieux, plus moderne, se défend très bien toute seule, offrant même des passages épatants comme cette description cruelle et jouissive des sœurs Borchemiel, les grasses bourgeoises qui vont s’ennoblir ou encore l’évocation quasi mythologique de la chambre de Déodat le schizo flamboyant quand il y reçoit la visite nocturne des bêtes sauvages. Et bien sur, ce qui a dû émoustiller à l’époque, c’est que la sexualité (jusqu’au viol) vient systématiquement par le désir des femmes.
Maintenant carrément intrigué d’avoir trouvé dans cette petite bibliothèque moisie un véritable objet littéraire, je tape le nom de l’autrice dans Google. Premier résultat déconcertant, elle aurait tenté un procès en paternité à Johnny Halliday… Le JONY National, que les journaux unanimes avaient semble-t-il défendu, car évidement, il n’était pas crédible qu’il puisse avoir eu une aventure avec une jeune blonde qui paraît-il aurait doublé Bardot au cinéma… Pas crédible une seconde ! Mais passons sur ce premier résultat sordide (mais qui résonne avec les frasques décrites dans le livre). Les résultats suivants évoquent un livre récent de Éric Dussert qui tentait de ranimer quelques écrivains exsangues. Dont elle, la Virginie Des Rieux. Et « comme par hasard », lors de la sortie de ce livre contemporain, dans cette liste de fantômes, l’écrivain oublié qui titille les journalistes, c’est la blonde un poil starlette des années 60… Ben vouip. Tant qu’à évoquer un fantôme, autant en évoquer un qui n’a pas de moustache !
Et puis… pas grand chose d’autre. On sait qu’elle est née en 42 (comme mon père). On trouve quelques rares photos du début des années 70 où elle semble encore jouir d’une certaine notoriété, puisque ce sont des clichés de presse. Traînent sur le Web deux photos pour Paris Match (je crois) de 71 d’une même série dans une rue de St-Tropez où elle arbore une ceinture en balles de fusil, style cartouchière sans cartouchière, accessoire guerrier improbable qui était alors à la mode et sera récupéré plus tard par le punk… L’ironie, c’est qu’une recherche inversée permet de découvrir l’usage actuel des photos de la « talentueuse écrivaine » sans qu’elle soit citée, juste pour son look. Pour ses dernières et rares apparitions sur le Web, elle n’est plus donc que « jolie blonde, mannequin et quelquefois doublure de Brigitte Bardot » pour ceux qui évoquent l’affaire Johnny, ou, pire encore, pour les fétichistes des fringues vintages, plus qu’une jeune femme anonyme à la mode de son temps.
Et rien d’autre. C’est con quand on sait écrire.
Le mystère Virginie Des Rieux se résume donc à ça : au tournant des années 70, totale disparition de la starlette-écrivaine. Voilà de quoi alimenter plusieurs scénarios fantasques. Mais je ne vais ni spéculer ni enquêter… Je suis juste un lecteur curieux, et après tout, elle ne sera ni le premier ni le dernière écrivain dont on ne saura rien.
Et laisser un livre curieux rempli d’une langue curieuse, c’est déjà parfaitement suffisant.