Les éclats de Bret

Publié le 25 mars 2023

[Avant tout, Bret, Bret, Bret, quand un club balnéaire très luxueux est interdit aux noirs et aux juifs, il n’est pas « soi-disant raciste », non, il est l’expression même du racisme ! Incorrigibles, ces vieux privilégiés blancs !]

Franchement, je n’aurais pas parié sur Bret Easton Ellis en 2023 ! Et pourtant, voilà, il balance un gros sitcom déviant de 600 pages, et je me paume dedans, noyé, sans savoir pourquoi ni comment j’y cours, j’y cours jusqu’au bout de la dernière page. Pourquoi, oui alors qu’à première vue, Les éclats n’est rien d’autre qu’un Teen Thrillers dilué, un gros roman psychologique tordu bavard jusqu’au radotage. Et même pas un page turner au suspens de fou (genre de trucs que je ne lis jamais d’ailleurs). Alors pourquoi le lecteur snob que je suis se perd là-dedans ? Au nom d’anciennes lectures fascinées de la fin du siècle dernier et du début du suivant ? Après tout, J’ai longtemps considéré Bret Easton Ellis comme largement sous-estimé, OK. Ne serait-ce que pour son livre de commande qui a pourtant autopsié la psyché dégénérée de ce qu’on ne nommait pas encore ce mâle blanc dominant qui aujourd’hui mène le monde à sa perte. Non, Bret Easton Ellis est [encore] important parce qu’il sait de quoi il parle, et qu’il est important que quelqu’un parle de ce qu’il sait. Pourquoi ? Parce que ce qu’il décrit est cette matrice culturelle qui a accouché d’un monde, et d’un même coup de son agonie.

Oublions une seconde les poncifs de genre. je considère ici Barbie, ces jouets vendus aux filles comme unisexes, car j’ai vu filles et garçons de la génération qui suivit la mienne jouer avec et mélanger sans distinction les Barbies avec les Action Man et autres avatars ainsi que tous leurs accessoires d’à peu près la même échelle. Vaguement. Les enfants savent jouer ensemble et avec n’importe quoi avant de devenir cons. Alors imaginez, si vous étiez un.e enfant privilégié.e, vous retrouvez dans votre grenier, s’il vous en reste un, une boite contenant une maison de Barbie, avec sa piscine, avec tous les accessoires et quelques poupées, en l’état… Et vous vous souvenez des films que vous vous faisiez avec tout ça. Et bien ces films, c’est la jeunesse de Bret. La maison, c’est la maison de Bret. La piscine, c’est la piscine de Bret. Et Ken et Barbie, c’est les meilleurs amis de Bret. Ces amis d’enfance ! Ne parlons pas des voitures, des accessoires, des fringues… Des fringues jusqu’à la nausée ! Tout ça, c’est l’adolescence de Bret.

Évidemment, ce qu’il n’y avait pas dans la boite de jouet, c’est l’alcool et les drogues. Il n’y avait pas non plus le désœuvrement créé par l’abondance, et l’abandon parental créé par l’abondance, et le mal-être contagieux des adultes créé par l’abondance.

Pourtant, avec le recul, il est évident que c’était aussi dedans, derrière, livré avec, implicite… Et les jeux avec, souvent, glissaient vers le pervers et le violent. Je l’ai constaté à de multiples reprises, le « film d’horreur » dans le décor idyllique que décrit Bret, c’est ce que faisait subir aux poupées les petites filles chanceuses qui recevaient ces cadeaux hors de prix qui proposaient un mode de vie hors de prix et largement hors de portée du plus grand nombre. Et il n’est pas rare encore de croiser dans un tas de jouets l’une de ces poupées « mannequins » mutilée, scarifiée, tondue sauvagement, punkisée et modifiée corporellement… Tous ces gestes qu’on va retrouver dans l’arrière-champ psychotique du livre, confirmant encore l’accointance entre le rêve (californien) et le cauchemar (mondial) réel. Car la vie réelle de Bret a contaminé le monde entier, jusqu’à ma campagne profonde de l’autre bout du monde.

Et dans la monde entier, on va tenter d’avoir la villa, d’avoir la piscine même si le climat ne s’y prête pas, d’avoir la bagnole décapotable même si le climat ne s’y prête pas (ou même que les routes ne s’y prêtent pas. Suffit d’aller sur des « facebook » de gens de pays au rude climat, fascinant), d’avoir les fringues qui ressemblent, de mêmes marques ou un cran en dessous…. Dans mon adolescence, ce qu’on nommait les « petits bourges » s’habillaient exactement selon la description de Bret, et c’était synchrone et non « en retard » comme on nous le répétait dans les médias. Parce que le marché mondialisé était en place. Et depuis tout petit, j’ai dans l’œil toutes les images qui vont avec ses descriptions, comme ces insupportables polos couleur pastel, rose ou bleu pâle, et ces horribles pulls posés sur les épaules et noués autour du cou… Cette matrice bourgeoise, le modèle, est relativement ancienne dans le XXe siècle, aristocratique dans les années trente, chez les acteurs dans les années 50, et par dégringolade sociale, elle s’est mondialement cristallisée dans les années 80 sur la classe moyenne / moyenne sup (la classe de Bret). Et 40 ans après ces années 80, nous vivons encore dans les séquelles du modèle. Oui, Bret reste important en 2023 parce qu’il exprime malgré lui l’horreur de sa condition, et l’horreur de la machine normative dont il n’est qu’un rouage, et en ça, par son expression puisqu’il est écrivain, il est un paradoxal social-traitre pour sa caste. Quelle ironie !

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.