Les fées scientifiques de Sauvage Zoé

Publié le 22 janvier 2023

Lecture de Les fées scientifiques, premier roman graphique de Zoé Sauvage chez Cambourakis, un bon gros pavé souple et maniable de 300 pages. L’exploit technologique des liseuses et tablettes ferait presque oublier que les livres aussi sont d’incroyables objets technologiques aujourd’hui ! Impression performante et colles et papiers géniaux, juste avant dislocation ? In extremis…

Donc lecture, seconde lecture pour être exact, puisque ça devient une habitude pour moi de ne pas me fier à ma première impression. Pour ses débuts dans ce médium tout nouveau pour elle, puisque préalablement scientifique et plasticienne, Zoé invente Zoa, jeune chercheuse en biologie aux très grandes oreilles. Mais pourquoi ces grandes oreilles ? Pourquoi ? Syndrome Mickey ? Pour être juste, Zoa n’est pas le seul personnage à avoir des grandes oreilles. Mais Zoa a vraiment vraiment de très grandes oreilles ! Même si Zoa n’a pas que de très grande oreille, et ses oreilles n’ont pas grand-chose à voir avec l’histoire… Bref, dans un proche avenir, Zoa devient stagiaire au sein de l’organisme scientifique qui gère une immense réserve naturelle interdite aux humains. Évidement, par un concours de circonstances, elle va s’y retrouver plongée, dans la réserve interdite, et trébuchant, va commencer une pérégrination initiatique qui, de classiques cycles symboliques de mort/renaissance en surprenantes rencontres de cinq femmes ayant bouleversé les sciences de la vie entre la fin du XXe et le début de celui-ci, va évoluer, ouvrir son esprit, affiner ses perceptions, se remettre en question et changer de regard sur le monde… Et on en serait bouleversé à moins, car qui sortirait indemne d’une rencontre dans une nature sauvage avec Monica Gagliano, Jane Goodall, Temple Grandin, Lynn Margulis et Barbara McClintock ? Bienheureuse Zoa, qui a fait un si beau voyage !

Ce premier niveau de métaphore ne fait que retracer le parcours de lectrice de l’autrice, et permet pour le lecteur moyen, comme moi, de découvrir les apports scientifiques ou philosophiques de chacune… et de se poser au passage quelques questions sur la nature de la nature (juste pour la faire, celle-là). Lors de ma première lecture, j’avais trouvé très réussie cette manière de fondre le didactique dans une fiction acidulée, rythmée, légère, burlesque même et pas déplaisante du tout. Et je me disais qu’en « réduisant » le livre à une vulgarisation scientifique, on ratait le plaisir loin d’être futile de l’amusement.

Cette seconde lecture m’a permis de mieux saisir l’ambition du livre. Après tout, nous avons besoin de la fiction pour penser l’Homme, dit Gilbert Simondon, et en effet, ce gros roman graphique en apparence fantaisiste est traversé par plusieurs sujets enchâssés : la vulgarisation scientifique, donc, mais aussi le féminisme, les injonctions délétères à la performance et la compétition, la très vivace controverse écologique… Ainsi, le rêve de l’introduction vaut pour métaphore de notre place dans le monde, ou plutôt de la place que nous devrions essayer de tenir, puisque nous en avons les moyens intellectuels et techniques, d’observateur conscient attentif aux conséquences de nos actes (sic !). Les antagonismes sont d’ailleurs loin d’être grossiers, comme ils le seraient dans une fiction quelconque entre méchants pollueurs et gentils écolos, mais portent sur des divergences philosophiques sur ce qui est, et des divergences de stratégie pour arriver à préserver ce qui reste. Paradoxalement, Zoa la novice assiste à l’initiation secondaire du « méchant patron » écolo radical qui doit accepter d’intégrer l’humanité dans son équation. Dans cette projection dans un futur proche, les débats entre pollueurs et écologistes sont clos, obsolètes, mais aussi les débats entre technosolutionnistes et écologie radicale, dépassés par le dérèglement climatique « maintenu à 4° » par la mise en réserve stricte de ce qui reste de nature. Dans peu de temps, le fait est donc accompli. Ne reste alors qu’une seule question, le méta-sujet du livre, discret, pourtant plus important même que l’initiation du personnage et que j’avais négligé : notre place/action dans l’ordre ou le chaos du monde (je ne me mouille pas). Ce méta-sujet-là démontre que l’autrice est travaillée par ce qui devrait tous nous travailler, cette urgence-là qui interroge la possibilité même de la perpétuation de la vie telle qu’on l’a connu, et son livre à la fois modeste et ambitieux ose l’essai et même si je ne suis pas sur, encore, de la suivre dans sa réponse « syncrétique » (entrelacement des sciences dures et de l’intuition mystique. Ce « syncrétisme » étant résumé par le jeu de mots du titre), à la toute fin, elle ose espérer un équilibre possible. Et après tout, tout genres confondus, la production livresque dans sa majorité démontre surtout un déni global de la situation globale… Combien s’accrochent encore à des enjeux obsolètes par l’effet simple de la marche dévastatrice de notre machinerie collective ? Enfin, même si je ne suis pas sûr de partager l’optimisme de Zoé Sauvage, sa position est lumineuse, et donc louable.

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