[dropcap]P[/dropcap]our l’étude des récits contemporains, il y a des références incontournables dans toutes les régions du monde. L’usage d’une « référence universelle » assure le scénariste ou le journaliste d’un effet de « connivence maximum » avec le public. Mais cet art de la version n’est jamais totalement universel et a des effets plus ou moins locaux puisqu’il dépend de la culture partagée d’une population donnée. Et puis il a les textes dits « universels », qui bizarrement le sont assez peu, c’est toujours un peu l’universel de chez nous, même si j’imagine que peu de gens dans le monde n’identifieraient pas la dernière version d’Alice, aussi célèbre à peu près partout grâce à Disney peut-être…
Pour l’exemple, Alice court le monde, et prouve qu’un hypotexte n’est pas nécessairement grec ou latin et qu’il y a aujourd’hui une « culture partagée mondiale ». C’est une chose que j’ai expérimentée, il y a maintenant assez longtemps lors de mes « premières études », en découvrant l’immense corpus des œuvres que je pouvais partager avec des étudiants venant de partout. Merci Disney, et merci Dorothée pour avoir acheté à tort et à travers des dessins animés japonais… Mais merci aussi à certains écrivains, comme Proust, Kafka, Borges, etc. (Bataille et Mandiargues aussi…) d’avoir une telle aura qu’ils sont lus partout.
Donc, pour le romanesque Occidental, et pas seulement, difficile d’éviter les errances d’Ulysse. Pour le romanesque Japonais, impossible d’ignorer la figure du samouraï, qui est bien souvent une variante de Miyamoto Musashi, et pour l’imaginaire asiatique plus largement, un singe malicieux bondi d’œuvre en œuvre depuis le XVIe siècle…
Je ne vais pas refaire la fiche Wikipédia de ce « Roi des singes« , mais il me semblait important de noter ici, sur Culture Visuelle, cette séquence qui irrigue un nombre impressionnant d’œuvres contemporaines. Ce singe espiègle sort d’un roman de Wu Cheng’en de la fin du XVIe siècle qui doit aujourd’hui son incroyable notoriété à l’un de ses personnages secondaires qui a largement volé la vedette au héros d’origine : le singe Sun Wukong, plus connu en France sous le nom de Sangoku, ou Son Gokû…
Il est très facile à identifier : c’est un singe très fort et très malin muni d’un bâton et d’un nuage…
Dans le cadre du récit dessiné, cette perte d’influence est très avancée en France. En 2011, on compte 1494 traductions d’œuvres asiatiques contre 364 pour les États-Unis (Source : rapport annuel de l’ACBD). Mais au-delà de ce différentiel impensable il y a seulement 20 ans (on disait le manga inadaptable), il faut noter le nombre impressionnant de sites Internet francophones dédiés au manga et ou à la culture asiatique, avec une prédilection pour le japon, qui rassemblent des communautés nombreuses et dynamiques. Mais pour aller un peu plus loin que cette première impression subjective, il suffit de lancer une petite requête Google :
Où l’on voit que pour le monde entier, « Comics » gagne (encore ?), même si « Manga » donne un résultat impressionnant. D’autant que ce résultat est en trompe-l’œil puisqu’en caractère latin et donc défavorise les résultats vernaculaires. De plus, la requête en japonais qui aurait pu compléter le résultat pour « manga » ne peut pas avoir de pertinence, puisqu’en dehors du terme « Manga », l’équivalent de « bande dessinée » va désigner de manière indifférenciée « manga » « Comics » et « franco-belge ». En gros, la victoire du Comics est une victoire « sur son terrain », et doit être largement relativisée. Mais ces chiffres assez équivalents (600 millions/650 millions) marquent déjà l’envergure de la diffusion mondiale des productions japonaises (donc à laquelle il faudrait ajouter les éditions coréennes et chinoises, par exemple).
Par contre, le résultat sans appel et peut-être surprenant pour ceux qui ne savent pas ce que lit la jeunesse française depuis une quinzaine d’années, est celui de la zone francophone, avec un tassement très significatif du Comics (25 M) au profit du Manga (81 M) ! Résultat sans appel qui vient confirmer celui des traductions 2011 (364 comics contre 1494 mangas ou assimilés). Pour bien faire, il faudrait ajouter à ce phénomène « global » d’érosion de l’attractivité du Comics américain au profit des productions asiatiques une difficile estimation du monde trouble des « scantrads ». Ce sont des « teams » de traducteurs bénévoles qui inondent le Web de chapitres non encore publiés dans nos régions, c’est à dire du piratage en vue du téléchargement ou de la lecture en ligne, ou de nouveau, sans pouvoir l’estimer facilement, l’offre manga écrase celle du Comics.
Nous assistons donc à une « ringardisation » du Comics qui devient « patrimonial » et « culturel » rejoignant ainsi la bande dessinée franco-belge muséifiée depuis longtemps. Impossible de conclure sans évoquer Bakuman, manga actuellement en librairie, qui met en scène de jeunes mangakas dont l’un des buts, justement, est d’atteindre et de « battre » enfin la série BD la plus diffusée au monde : « les X-Men » !
Hurluberlu
La pérégrination vers l’ouest a enfanté aussi des personnages de Pokémon, qui doivent être ce qui se fait de plus efficace en matière de mondialisation de la culture asiatique.
Je vous renvoie à ce brillantissime article d’arrêt sur images:
http://www.arretsurimages.net/contenu.php?id=2209
Alain François
Merci pour le lien (mais je ne suis pas abonné).
Bon, pour vous répondre, je ne cherchais pas à faire la liste des adaptations, inspirations, évocations de la pérégrination vers l’Ouest. Il me semblait que la chose était largement rebattue sur le Web, des Pokemons, comme vous le notez, en passant par Naruto et consorts. Je voulais justement parler de ce fait-là, qu’on trouve et reconnaisse «en occident», un occident à l’ouest d’ailleurs de celui du titre, une référence qui est restée quasi exclusivement asiatique pendant 400 ans. L’article d’arrêt sur image fait donc parti de ma modeste observation…
Mais puisque vous évoquez les Pokemons, on pourrait les interpréter comme une sorte « d’initiation » pour des enfants qui à l’adolescence sont devenus « naturellement » des lecteurs de mangas. J’ai au moins un témoignage dans ce sens, mais avec Yugioh…
Mais en même temps, l’histoire de la publication française du manga est assez indépendante de l’histoire de ces phénomènes : une tentative avortée dans les années 70 en revue, la visite ratée de Tezuka juste avant sa mort, et enfin, j’ai un souvenir très précis de la parution de « Gon », qui avait l’avantage d’être une narration muette et donc d’éviter l’écueil qu’on disait alors « insurmontable » de l’imbrication graphique du texte en japonais… Chose qui ne pose plus aucun problème aujourd’hui… Mais je crois que l’épisode décisif, pour ce qui est du manga, c’est plutôt la réussite d’AKIRA (papier et animation), qui va impulser tout le reste car il a montré aux éditeurs français qu’un manga pouvait se vendre (presque 10 ans avant les Pokemons)…
Mais encore une fois, je ne nie pas que la cour de récré soit un lieu formateur…
Mais encore une fois, ce qui m’intéresse n’est pas tant l’histoire de cette vague asiatique que ses qualités spécifiques. « Pourquoi » m’intéresse plus que comment, en gros… Ce billet n’est que l’introduction d’une nouvelle question : pourquoi le manga est plus distrayant que le comics pour les nouvelles générations d’adolescents, par exemple, alors qu’il semblait lui-même plus distrayant que la bande dessinée européenne pour les générations d’avant…
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