J’aime quand ça se passe comme ça : je lis « Histoire de Knut » de Yoko Tadawa… Pourquoi ? Je ne sais pas trop… Cette histoire d’ours… drôle et malin, mais… peut-être parce que j’ai un bon souvenir de son « Train de nuit avec suspects » ? Enfin, voilà, je lis ça, et la grand-mère de l’ours Knut, écrivaine, parle brusquement du journal de Sarashina, classique de la littérature japonaise. Et j’ai ce réflexe du petit lecteur de la campagne qui saute sur la moindre prescription des écrivains, parce que c’est tout ce qu’il a pour se balader d’un auteur à l’autre. Donc je lorgne sur ce journal jusqu’à découvrir qu’il a été édité compilé avec deux autres par le Club Français du livre sous le titre de « Journaux intimes des Dames de la Cour du vieux Japon »… Mais… ça, ça me dit quelque chose ! Je suis sur que j’ai ça quelque part !
J’aime quand ça se passe comme ça, que je possède déjà dans un coin de la bibliothèque un livre qui m’attend, qui attendait ça, l’hypertexte. J’exhume donc rapidement ce « Journaux intimes des Dames de la Cour du vieux Japon » (je me souvenais de l’édition), trouvé un jour lointain chez un bouquiniste, je ne sais où, je ne sais trop quand, et peut-être feuilleté, et peut-être commencé, et sûrement abandonné. Et j’y trouve le fameux journal de Sarashina. Lecture merveilleuse, troublante, et plongée dans une littérature à la fois étrange, presque inaccessible, et pourtant familière par cette chose qui nous relit à tous ceux qui ont inscrit ce qu’ils ont vu et senti.
Parce que ce journal nous arrive d’un temps lointain et d’un continuum autre, écrit par Sugawara no Takasue no Musume, aristocrate provinciale japonaise née en 10081. Oui, en 1008, alors que par ici, ça games of throne en bavant éructant pendant que trois pervers cloîtrés recopient maladroit des élucubrations monothéistes. En 1008 ! Ces journaux pas si intimes nous arrivent du XIe siècle, de femmes qui par ailleurs écrivent des romans et de la poésie, et sont reconnues de leur vivant pour ce talent. Ce que le titre pernicieux de la compilation « Journaux intimes » + « Dames de la Cour » omet de signifier en orientant la perception vers une production clandestine de femmes désoeuvrées. Car ce ne sont pas des textes hors sol, oubliés, cachés, et découvert dans une malle quelques siècles plus tard, mais des productions d’un environnement culturel intense, vivant, de diffusion et d’intérêt collectif, même si cet intérêt collectif se limite aux cercles des lettrés et des familles dominantes. Et ces femmes parfois, gagnent même leur place à la cour par leur valeur littéraire. Ces journaux sont donc les traces d’un milieu littéraire complet, accompli, avec ses genres et ses carrières.
Dans son journal, Sugawara no Takasue no Musume (qui ne s’appelle pas Sarashina) rapporte des choses précieuses pour qui est fasciné par la manière dont une culture sophistiquée se développe, en particulier par la réception. Elle note par exemple que très jeune provinciale, elle s’est prise de passion pour les romans sans se souvenir d’où elle connaissait l’existence même d’une chose aussi rare par chez elle. Mais cette passion va la pousser à rechercher activement un exemplaire du best-seller de son époque, le célèbre « Genji monogatari », écrit par l’autrice du second journal de mon édition, Murasaki Shikibu (qui ne s’appelle pas Murasaki Shikibu). Cet incroyable Genji monogatari, plus ancien roman psychologique connu (pour ce qu’on en sait, parce qu’il ne faut jamais oublier que la majorité de ce qu’a écrit l’humanité a été le plus souvent détruit… par l’humanité), qu’on compare parfois à Proust, ce qui est encore un biais ethnocentré puisqu’il faudrait peut-être remettre les choses à l’endroit, par un grand coup d’un petit millénaire d’antériorité, et donc comparer Proust à Murasaki Shikibu (qui ne s’appelle pas Murasaki Shikibu).
Toute cette aventure littéraire collective est vertigineuse, par l’étrange conflit dans notre esprit contemporain entre cette abyssale antiquité et cette éternelle inactualité de la sensibilité de l’expression. La littérature Chinoise, encore plus vertigineuse, était entré au Japon trois ou quatre siècles plus tôt, et inventait bientôt la littérature populaire en langage parlé et ses genres, le polar, le fantastique, la romance, etc. Vertigineux. Mais l’insulaire culture japonaise a permis à cet instant là l’épanouissement d’un moment intense de subtilité métaphysique, par l’émancipation intellectuelle de femmes lettrées qui ont œuvré à l’émancipation d’une langue « vulgaire », le Japonais, alors sous domination culturelle chinoise.
Ce mécanisme-là ne nous est pas étranger, après tout le français prendra quelques siècles pour s’émanciper du Latin, mais quand il entrera enfin en littérature, autour du XVe siècle, il faudra encore attendre un tout petit peu le roman psychologique…
Au passage, ce « Journaux intimes des Dames de la Cour du vieux Japon » est encore l’un de ces volumes pleine toile du Club français du livre qui avait le bon goût de faire travailler de très bons graphistes et typographes. Ici, la maquette était de Bernard Kagane (ce qui ne vaut pas la radicalité d’une maquette de Jacques Daniel).