Ho comme c’est étrange ! Cette « nouvelle photographie officielle » que je découvre moitié par moi-même, moitié par le prisme du commentaire d’André Gunthert sur le site du Monde. Dès que je lis « Cet hommage à la photo amateur » je m’écris « mais oui, c’est ça ! bien sûr ! »
L’article sur le site du Monde
Et ensuite ? Ensuite, je regarde encore cette photographie… et la trouve bizarre, avec ce léger déséquilibre avant, comme si le corps se détachait, penchait vers nous, effet produit par le trop grand contraste avec le fond, cette position un peu lourde, « gauche » (et j’ai déjà vu passer des jeux de mots à ce propos), cette surexposition qui donne une impression d’air, d’espace limpide et de calme…
Elle évoque tout à la fois quelque chose de vintage, d’amateur (à définir) et pourtant une parfaite contemporanéité… Mais oui, c’est ça ! Elle s’inscrit non dans le cadre de la « photographie de photographe », mais dans celle de la photographie contemporaine ! Ce trouble indicible, cette présence trop marquée qui invitent au détourage, sur ce fond trop… Cette manière de présenter un corps frontalement, dans une certaine crudité, sans atour, cet esthétisme du corps sans qualité (ce qui est un comble) !
Et brusquement, je me rends compte que cette image me plait. Mais pourquoi ? Hum… alors, c’est grave docteur ? Contiendrait-elle quelque chose qui vient flatter mes goûts déviants ? Pourquoi m’intrigue-t-elle alors que toutes les précédentes m’étaient indifférentes ?
Pourquoi y vois-je une représentation de l’immanence là où les autres mettaient en scène l’immanence, et donc tombaient à côté ? Suis-je en train de surinterpétrer une image choisie par des communicants, confirmant la critique des commentaires par Pierre Morel ?
Non.
Pourquoi suis-je sûr de ça ? Parce que je connais le protocole, je sais comment s’est passée la séance, je sais que, comme je l’aurais fait devant une telle demande, écrasante, Depardon a cherché, essayé, changé d’appareil… Au bout du compte, il a fini par sortir un « vieil appareil », pour retrouver quoi ? Une esthétique qu’il est toujours difficile d’imiter, même avec Photoshop. Pourquoi ? Tous ces pourquoi, toutes ces questions appellent la même réponse : le hasard.
Ce que voulais Raymond Depardon, c’est « trouver » la photo, et non fabriquer la photographie. Toutes les précédentes ont été fabriquées. Celle-ci a été [faussement] trouvée, ce qu’indique les errances techniques, et donc sa genèse répond à un protocole plus couru chez les collectionneurs ou les plasticiens, que chez les photographes professionnels (en fait, si ça contredit la mystique du métier, celle de la « prise de vue » magique, ça correspond bien plus à la réalité : long tri et choix difficiles… Le photographe n’est toujours qu’un chineur de ses propres photos).
André Gunthert a raison : cette image est un snapshot. Ou plutôt un faux snapshot ! Oui, un faux. Alors, Pierre Morel a raison ? Oui, pour presque toutes les photos imprimées, mon expérience professionnelle me prouve qu’il a raison : Une photo choisie, dans un magazine par exemple, est une œuvre collective, et ce collectif n’a pas grande compétence en photographie.
Mais pas là. Là, je pense que Pierre Morel se trompe, car Depardon l’a dit, les photographies qu’il a réalisées pendant cette séance ne lui convenaient pas. Bien sûr, je suis obligé de le croire. Mais justement, c’est l’étrangeté même du choix, son étrangeté donc qui prouve que cette photo est voulue et la fait passer pour « ratée » auprès des professionnels et qui montre que ce ne sont pas des communicants qui auraient pu choisir « ça », mais bien le goût déviant d’une personne ayant un très long parcours esthétique. De la même manière que mon ami excellent œnologue aime des vins ignobles au goût commun, de la même manière que je m’entiche d’image que toute personne saine d’esprit jetterait à la corbeille…
Donc, si je goute cette image, c’est parce qu’elle vient marcher sur mes plates-bandes esthétiques… Et mon collègue, photographe, me répète souvent « la corbeille est la meilleure amie du photographe ». Et bien, la corbeille est la meilleure amie du plasticien, mais pour un usage inverse, car depuis des décennies, l’art extrait des corbeilles des autres son esthétique même. Chez « nous », le goût pour le raté devient une esthétique en soi.
Et pour confirmer la sortie de ce portrait du cadre de ce qu’on attend en général du portrait photographique, en observant la légère vibration, cette aura lumineuse autour d’un président oscillant, comme bloqué dans une tentative vaine de simuler le mouvement, je pensais à un concept de mon vieux professeur de sculpture : L’effet d’échelle. Ce qu’il voulait dire, c’est que parfois un objet minuscule semble monumental, et parfois une sculpture géante semble minuscule. Et cette ambiguïté de l’échelle existe dans cette image là. Je n’arrive pas à me décider si elle doit être de la taille d’un polaroid ou immense, sur un mur du Guggenheim… C’est-à-dire à n’importe quelle taille, mais jamais à celle raisonnable du portrait de mairie…
C’est donc cette chose-là que j’ai reconnue. Ce qui fait que pour la première fois de ma vie, un portait officiel entre dans le cadre de « mon esthétique ». C’est intéressant… Le problème, c’est que j’ai le plus grand mal à considérer cette image comme le portrait officiel d’un président… Un effet secondaire d’une réussite (un échec pour beaucoup de commentateurs) dont je ne saurais sans doute jamais si elle est volontaire, ou pas… Car si j’avais trouvé cette image, quelque part, je l’aurais surement gardé. Comme l’aurait aussi collecté ma compagne, pour son album des photographies trouvées auxquelles elle trouve une « inquiétante étrangeté »…
(Il est amusant que personne, dans ce que j’ai lu, ne parle des références à la peinture de portrait… Peut-être qu’alors, la lecture de l’image s’orienterait vers quelque chose de plus désagréable que le superslogan « normal ». En effet, le maitre dans son jardin, à la Gainsborough, ne doit pas être dans les connotations volontaires du photographe, du staf, du président… À moins que le message soit : « propriétaire légitime », pour répondre aux critiques de ses opposants…)
Pierre Morel
Intéressant, j’aime bien cette phrase, je m’y retrouve également « Ce qui fait que pour la première fois de ma vie, un portait officiel entre dans le cadre de « mon esthétique ». »
Pour continuer par rapport à mon post de blog, je m’intéresse moins à cette photo particulière qu’au travail général des photographes.
En fait, quand bien même Depardon aurait proposé uniquement cette photographie et même si il l’aime bien, je suis convaincu que consciemment ou inconsciemment, en tant que photographe, on reste influencé par le contexte et les contraintes de la commande et que de fait on n’est pas si libre dans le choix que l’on fait avec la proposition que l’on donne même si on va la défendre. Normal, c’est une production qui vient de nous.
Sur la prise de vue, je te rejoins « Ce que voulais Raymond Depardon, c’est « trouver » la photo ». C’est le propre de la photographie de reportage d’où il vient ou d’une certaine école de la photographie de portrait. Se laisser surprendre par le réel. Et là encore, parfois il est nécessaire de passer par plusieurs appareils, par plusieurs minutes de photographie avant de sortir quelque chose. C’est une marche, une recherche vers la photo. Souvent un passage obligé. C’est tellement courant dans la pratique de la photographie que je me demande si on doit analyser autant les choix d’appareils de Depardon, ce que ça donne etc.
En tout cas ça fait longtemps qu’on avait pas autant décortiquer une photo et son processus. Dommage qu’il n’y est pas de vidéo entière sur ce travail, de la prise de vue (ou RDV préalable) jusqu’à l’éditing et la présentation. Ça pourrait être riche d’enseignements.
Alain François
Je ne réponds pas là, puisqu’André a synthétisé l’ensemble dans un nouvel article…
http://culturevisuelle.org/icones/2420