Je crois que ça faisait tranquillement trente ans, au moins trente ans que je n’avais pas acheté un « Photo Poche », de ces petits livres noirs Actes Sud qui égrènent modestes les grands photographes… Tant de temps, d’ailleurs, qu’aujourd’hui, il n’en reste aucun dans ma bibliothèque. Disparus, dispersés. Alors pourquoi celui-là aujourd’hui ? Parce que Depardon. Je n’étais même pas parti pour acheter un livre. Fauché… Pas la priorité du moment… Alors pourquoi cette microfolie ? Parce que Depardon. Je l’ai pris par réflexe, vraiment, l’œil qui le voit et le bras qui se tend, réflexe. Et je n’aime ni les « beaux livres » (les gros), ni les livres de photo. Mais voilà, Depardon… S’il ne s’était pas s’agit d’un réflexe, si j’avais prévu, si je m’étais déplacé pour ça, ça aurait été plutôt le coffret des femmes photographes… Mais non, mais voilà, j’ai glané le Depardon, parce que. Un ami me demandait, il y a quelques mois, mes goûts en matière de photographes, et à part balancer crâne que je n’aimais pas les photographes, je n’avais pas grand-chose à lui dire. J’aurais pu préciser qu’il fût un temps lointain où je n’aimais que Joseph Sudek, ou que j’étais plus avant-garde que photo de rue à papa… Tout ça, c’était il y a longtemps. Et longtemps je ne me suis plus posé la question, de ce que j’aimais ou de ce que je n’aimais pas en matière de photographie. Encore que, pour la détestation, c’est plus simple. Pour affûter son goût, je crois qu’il faut du temps. Pour comprendre, ou plutôt distinguer, car le goût, s’il est affaire de distinction, l’est surtout de distinction. La brutalité sociologique, si elle est indéniable, efface, masque, oblitère pourtant ici le si difficile apprentissage de la perception. Il y a quelque part dans ce blog un article sur les objets informés, et sur la capacité obligatoirement acquise de percevoir ces informations. Distinguer s’acquière et s’affûte, donc. On le comprend en musique, par exemple, on le nie pour partout ailleurs. Il faut du temps, parfois, pour voir ce qui se cache dans l’entre deux pentes de la simplicité, dans l’entre deux pentes du style, dans l’équilibre tendu, précaire, de la chose en apparence en soi, de la chose en apparence banale. Une photographie peu basculer d’un côté ou de l’autre de l’esthétique, ou rester, tremblante, quelque part entre et entre, là, haut, vibrante d’un écroulement possible, d’un accomplissement autre… Et il y avait des raisons raisonnables pour acheter ce petit livre. Depardon est au titre, mais aussi co-auteur. Et ainsi peut-être ce photo-Poche ci est-il le seul titre de la collection dont le sujet soit aussi l’auteur. Le choix des photographies et la chronologie sont signés. On y voit un très jeune et précoce faiseur d’images de communication devenir un artiste prodigieux, sensible jusqu’à l’inouï, sans jamais d’afféterie, d’effet grandiloquent, d’optimisation esthétique, et de tous ces travers de la photo vulgaire qu’on nomme improprement « pro ». Il y a bien une majesté clandestine chez Depardon. Et c’en est sublime.
Millésime 21 du Photo Poche Raymond Depardon
Publié le 11 décembre 2021