J’ai relu « le bar à Joe » de Muñoz et Sampayo (Casterman 1981). « Le bar à Joe » et quelques autres, autour :
Évidemment, il ne reste qu’un lointain souvenir aujourd’hui de la claque esthétique qu’a représentée le dessin de Muñoz à l’époque, dans cette charnière de deux décennies incroyablement inventives. De ce bouleversement esthétique, on en trouverait peut-être un faible écho encore chez les jeunes dessinateurs des années 90, aujourd’hui très vieillissants, qui furent influencés alors. Mais autant Muñoz était radicalement nouveau, autant ses enfants esthétiques furent agaçants de manières. Et je me souviens de ne pas les avoir aimés.
Radicale, l’encre noire de José Muñoz, mais ne sortant pas de rien, assumant in vivo l’héritage monstre de Chester Gould et Hugo Pratt :
L’écriture de Sampayo, quant à elle, était toute autant explosive. Et d’ailleurs explosée, atomisée en tronçons épars évoquant plus le cut-up qu’une cohérence narrative académique. Et sa structure est l’un de ces cas particuliers du récit choral laissant des histoires secondaires se nouer et dénouer autour d’un lieu unique : le bar à Joe. Dans et autour de ce bar, s’entrecroisent et se lient de noirs destins, puisque nous sommes plongés en polar profond.
Mais inutile de dissocier le texte de Sampayo des images de Muñoz. Le noir et blanc somptueux de Muñoz sert une mise en scène tridimensionnelle, complexe, qui par une subtilité supérieure de jeux sur les plans, audacieuse, à la limite de la lisibilité, fait glisser le fil principal du récit du premier à l’arrière-plan, le parasitant par des éclats de dialogues tronqués, brèves de comptoir, paroles en l’air, bribes de chanson, interjections violentes, qui imbriquent les destins comme les panneaux d’un diorama et lient le récit principal, parfois fragile, à son contexte social.
Au fil des albums, il devient clair que cette manière poreuse, immersive, est un véritable programme, une tentative de remise en question étique et idéologique d’une orthodoxie esthétique. Muñoz et Sampayo sont des auteurs éminemment politiques qui se permettent d’attribuer à leur héros de polar si traditionnel et si romantique, Alack Sinner, le rôle d’un simple client du bar, ou encore d’en faire un obscur figurant. Il faut comprendre qu’Alack Sinner, plus encore qu’anti, est une négation de la notion même de héros que rien — il l’annonce souvent lui-même — ne distingue de la sale humanité, voluptueusement abandonnée à la banalité du mal, qui peuple le véritable personnage principal des livres de Muñoz et Sampayo : la ville.
[ À noter qu’à la même époque, il y avait un programme relativement similaire dans les polars de Golo et Frank… Avec des divergences… mais c’est un sujet qui mérite qu’on y revienne plus longuement ]
la cantine de minuit tome premier | BONOBO.NET
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