Merci à Yann / Pour André…
Voilà maintenant un an que j’ai repris la lecture intensive de bande dessinée. J’ai changé de sujet d’étude, et c’est assez naturellement que je me suis tourné vers la BD, par commodité, puisque c’était l’un des sujets qui ne me demanderaient pas plusieurs années de lectures pour atteindre la connaissance historique minimum nécessaire pour écrire des choses qu’on peut espérer pertinentes. C’était étrange de prendre l’une de mes grandes passions d’enfance comme sujet d’étude et donc de n’en faire qu’un prétexte. C’est une sorte de trahison personnelle. Et puisque j’avais déjà lu une masse considérable de BD franco-belge et de comics, je me suis surtout — mais pas exclusivement — consacré à compléter mes lacunes en matière de manga. Ce qui avait deux vertus : parfaire ma culture générale sur une histoire peu connue en France, et raviver la flamme de la curiosité. Je n’espérais pas la passion, ou quelque chose approchant, mais je dois avouer que j’ai pris du plaisir à découvrir la bêtise assumée des bandes de Tsukasa Hōjō, par exemple… Malgré tout, donc, même si cette année m’a redonné le goût de la lecture de la bande dessinée et le goût de la recherche, ce qui n’est pas si mal, je ne peux pas dire non plus que j’ai rencontré quelque chose qui évoque la fièvre qui me prenait lorsque je ramenais mon PIF, un jour le dernier Strange, et plus tard encore le précieux d’entre les précieux, un numéro de Métal hurlant…
Je n’ai pas non plus croisé le traumatisme des grandes rencontres littéraires.
Je n’ai pas plus ressenti cette excitation particulière, mélange de jouissance esthétique, de jubilation de l’esprit et de vexation devant l’hermétisme lorsque je sors d’un film des frères Coen…
De cette année, je n’en suis pas sorti changé. Bien sûr, je ne suis pas sur qu’il soit encore possible qu’une œuvre bouleverse cette masse de plus en plus pesante qui me sert d’esprit…
Mais il faut tempérer : si ce secret espoir-là a été déçu, et je ne parle pas du manga, ici, mais de toute la BD, j’ai croisé des œuvres qui méritent très largement de rester longtemps dans une honnête bibliothèque. Et ce que j’ai lu avait souvent valeur historique, ce qui n’est déjà pas si mal.
Voilà. C’était une année consacrée à studieusement absorber quelques soutènements des thèses à venir.
Je ne m’attendais donc pas à croiser ça :
Bon, vous allez me dire, ce n’est pas un tas de papier, aussi dense soit-il, qui va faire peur à un gars qui s’est avalé une soixantaine de tomes de One Piece de Eiichirō Oda juste pour « voir ce que c’est » ! Oui, justement, ce tas-ci est l’ancêtre de One Piece, pour la masse et l’endurance. Sauf que One Piece s’adresse aux enfants… et n’a pas d’autre ambition que celle de distraire ces derniers…
Mais pour parler de cette somme, il faut un minimum de contexte :
Reprenons, alors qu’en francobelgie (Barbarella de Forest en 1962), en Italie (Valentina de Crepax en 1965), quelques dessinateurs piégés dans un parc d’attractions infantile tentent de s’émanciper en dessinant quelques timides « bonnes femmes à poils », juste ça, simplement ça, et que bientôt, aux USA, un troublions (Robert Crumb à partir de 1967) va se dessiner face aux lecteurs, yeux dans les yeux, ailleurs, au Japon, le pays généralement oublié des histoires officielles de la bande dessinée, un magazine naissait : Garo (en juillet 1964) pour publier des mangakas qui se considèrent déjà comme des « auteurs » accomplis, émancipé de l’enclave enfantine, en participant d’un mouvement né en 1958 appelé « Gekiga » (lire « Une vie dans les marges » de Tatsumi qui racontent la genèse de ce mouvement).
Ici, maintenant, et ceci depuis relativement peu, nous avons enfin accès à des traductions de ces auteurs. J’ai donc déjà parlé d’Hanawa, et parfois évoqué Tsugé (très appréciés des auteurs français. Un ami dessinateur m’a encore répété dernièrement ses regrets que si peu soit disponible en Français). Mais il ne faut pas être présomptueux. Nous n’avons encore lu que très peu de Gekiga. Il est bien possible que les dures lois du marché ne permettent jamais une politique de traduction à la mesure des œuvres à découvrir. Les éditeurs courageux qui osent ne peuvent que proposer des tirages limités à la mesure du nombre d’amateurs, mais qui limite la diffusion des œuvres. L’effet de rareté, à ce point, ne peut même pas les rendre désirables, puisque peu de gens en connaissent seulement l’existence. Par exemple, on ne peut déjà plus trouver le tome 1 de BlackJack de Tezuka dans sa réédition « patrimoniale » (c’est-à-dire qui ne perd pas ses pages quand on l’ouvre…). Et pourtant, BlackJack est signé du plus adulé des mangakas et c’est une série plutôt grand public.
Alors, nous sommes au milieu d’une parenthèse privilégiée qui risque à tout moment de se refermer. La mode du manga, le vieillissement de son lectorat, permet ces campagnes de traduction de choses plus ambitieuses que les best-sellers pour adolescent. Donc, si vous êtes curieux, c’est maintenant… Et tant qu’à faire, ne cherchez pas, plonger dans « Kamui Den » de Sampei Chirato, le feuilleton féodal qui a provoqué la création de Garo, et qui lui a servi de locomotive commerciale. kamui Den se passe pendant le XVIIe siècle (règne des Tokugawa), une génération après Miyamoto Musashi, le plus célèbre sabreur (on y croise des vieillards qui auraient été ses élèves).
Kamui Den est déjà en 1964 un vrai roman graphique, plein de bruits et de fureur, de complots, d’énigmes, de viols, de sang et de membres coupés, ambitieux dans la forme comme dans le propos, peut-être parfois trop didactique, parsemé de bloc de texte explicatif sur tout et n’importe quoi, comme le contexte historique, la vie des personnages, les techniques agraires / comptables / guerrières, et les détails de la zoologie…
Mais c’est son seul défaut…
Kamui den est déjà en 1964 ce qu’on attendra bien longtemps encore par chez nous, et qui arrivera de manière clandestine (l’arrière champ politique de Valentina, le grand roman populaire que recomposent les épisodes des aventures de Corto Maltese, la lente évolution vers une maturité du récit de quelques grandes séries franco-belges comme Blueberry ou Valerian, et quelques autres raretés), c’est-à-dire un ton majeur, au sens légal, et la saisie volontariste du médium pour porter le récit, sans se préoccuper des limites de genres ou des formatages commerciaux.
On pense être dans Dumas, on est dans Balzac…
On comprend rapidement que l’auteur veut nous parler de lutte des classes, de l’organisation de la société, de ses possibles ou impossibles réformes, en utilisant le destin de trois garçons de trois classes sociales différentes pour expérimenter les « situations » sociales et leurs limites. Pourtant, la première réussite de Kamui Den est de donner tout ce qu’on peut attendre de la grande aventure romanesque, populaire et distrayante, tout en portant cette autre ambition, souterraine et constante, de reconstruction de l’intégralité de la sociologie, de la politique, du destin d’un fief du XVIIe siècle japonais. Très au-delà de l’ambition documentaire, c’est un essai politique qui sourd de la trame, parfois caricatural, parfois pontifiant…
Non, en fait, chaque fois qu’on imagine l’auteur empêtré dans la caricature politique, un épisode ambigu, un personnage plus subtil survient et sauve le récit du populisme. Par exemple, à travers l’un des grands personnages, l’on y voit l’avènement de la bourgeoisie comme concurrente de l’aristocratie, grâce à des mécanismes qui nous évoqueront beaucoup de choses…
kamui Den, un choc
Imaginez, je feuilletais dernièrement un album franco-belge, lu en 5 minutes, qui introduisait son récit par une page sur des petits animaux… J’ai éclaté de rire, car cette introduction existe dans Kamui Den, mais dure 250 pages avant que l’auteur ne nous avoue que tout ça n’a pas grand-chose à voir avec la suite…
Imaginez ça : 250 pages de bestioles, de montagnes et cascades comme apéritif avant de passe à table ! Voilà qui vous donne l’échelle de l’objet !
Tenter de vous expliquer ce qui se passe dans Kamui Den, le paradoxe :
Imaginez, encore, une narration hystérique, véritable machine à laver graphique, qui vous embarque dans un tourbillon, avec parfois des zones de calme, le centre de la tornade, quelques gags, du charme, des fleurs qui éclosent, des animaux qui batifolent ou s’entredévorent, avant que le tourbillon de la violence, de l’horreur parfois, ne vous emporte comme une machine folle…, et ceci, pour installer un récit qui prend tout son temps, des personnages qui s’installent tranquillement… un dessein qui se dessine doucement…
Une œuvre culturelle :
Dans Kamui Den, les évocations sont innombrables, on passe parfois par Hemingway, le temps de deux pages, et quelques pages plus loin par Melville, en 4 pages, pourquoi pas, mais ça ne sert à rien d’évoquer ce que j’ai cru voir, sans compter ce que je n’ai pas vu, car cet usage abusif de toutes ses références se fait par assimilation, intégration, dissolution d’élément narratif (d’ingrédient ?) dans le grand récit qui absorbe tout. De la même manière, par la densité de sa narration, en deux pages parfois, Kamui Den fagocite des mangas de 20 tomes, devenus brusquement inutiles… dévoreur de fiction !
Au milieu du troisième tome, j’ai eu la vision de l’intelligence incroyable de ce récit qui aurait déjà épuisé n’importe quel auteur, et qui pourtant restait encore passionnant. Comment ? Il se relance constamment, en utilisant tous les trucs du roman populaire, comme les ninjas improbables utilisent un étalage de « techniques » plus étranges les unes que les autres. Mais ces éléments, plutôt que centraux, sont toujours superficiels, comme s’il ne servait que de « moteur d’appoint », pour relancer constamment l’intérêt du lecteur, et lui faire avaler la véritable histoire, qui transcende les individus, celle du fief entier, celle de tous ces habitants, de toutes ses classes sociales, de son économie et de sa politique, et qui, à coup de bond de ninja, d’énigme, de stratégie machiavélique, de complots et de révoltes, nous délivre le message : la vision d’une société malade de ses arbitraires, et l’horizon révolutionnaire de l’auteur.
Si vous voulez retrouver le sens de l’épique, si vous voulez vous souvenir ce que ça fait, de se laisse emporter par un grand feuilleton d’aventure, si vous voulez vous souvenir de sentiments qu’on pense avoir laissé quelque part à la fin de l’enfance, et bien tentez la noyade dans l’une des plus grandes bandes dessinées qui m’ait été donné de lire. Une dernière chose : Vous n’avalerez pas Kamui Den en passant quelques minutes dans votre fauteuil préféré. Il va vous accompagner un bon moment. Il est dense, immense et se lit à petite gorgée. Mais le plus drôle est à venir : l’auteur a réalisé une suite dans les années 80, toujours à éditer… Et ce n’est pas fini… car Sampei Shirato, toujours vivant, s’est dernièrement attelé à l’ultime suite de Kamui Den…
Charles François Osmin
« la vision d’une société malade de ses arbitraires,
et l’horizon révolutionnaire de l’auteur » CQFD
merci et bravo pour ce billet
tenez bon
Pierre
Wow…
Je trouve vos articles particulièrement agréables à lire (en plus de leur intérêt!). Leur ton m’enchante, et toujours ce feeling particulier lié à l’enfance, dont on ne se remet pas. Thanks !
Alain François
Heu… Pierre… heu… merci !
Ksenija Skacan
Oh oui ! magnifique billet. Qui donne envie de se plonger dans les lignes…
Subsidiairement j’essaie également d’initier Didier (qui résiste) en le faisant commencer par Monster (enfantin, mais efficace) et « A nous deux Paris », par JP Nishi.
Dans le genre guerrier, connais-tu « Plus forte que le sabre » de Hiroshi Hirata ?
Les non-lecteurs de manga ne savent pas ce qu’ils ratent, les pauvres.
Continuons le combat.
Alain François
Merci Ksenija ! En fait, André m’avait demandé ce qu’il pourrait lire cet été… et ça m’a tracassé longtemps ! Je me disais que commencer par un bout ou un autre posait toujours un problème, car le premier regard est important ! et quand un ami m’a prêté le premier tome de Kamui Den, c’est devenu évident : il y avait tout, le graphisme incroyable, le récit, l’importance historique (Garo) et la manière de revisiter le feuilleton populaire, etc. et aussi le fait que le Manga de cette époque se lit facilement (malgré l’inversion), car très proche de la BD européenne. Les mangas plus tardifs sont parfois à la limite de la lisibilité (pas ceux de Naoki Urasawa qui sont très lisibles ! tient ! C’est vrai !).
Je n’ai pas lu « Plus forte que le sabre », je vais chercher ça !
Vincenzo Peruggia
écho « sabre » à la boîte « maison-piège »
http://fr.wikipedia.org/wiki/L'Ange
http://www.youtube.com/watch?v=8L6lmSuSbcU
Alain François
Merci pour le lien, Vincenzo