Le tome trois de Tulipe de Sophie Guerrive (T1 là / T2 ici) est sorti, et il a grandi, le livre. l’œuvre du même coup. Je lis Tulipe depuis sa naissance et je suis encore aujourd’hui surpris de la grandeur (je ne sais pas dire autrement) de cette œuvre là. Très loin du strip à gag et pas non plus chez les absurdes, Sophie Guerrive a trouvé un lieu à elle, d’une fantaisie qui ne distrait pas du réel, mais y ramène par d’étranges détours.
Une fantaisie, oui, d’une douceur sans mièvrerie, avec des profondeurs, des noirceurs soudaines, et une étonnante récurrence des fulgurances qui ne tient en rien au hasard. De livre en livre, c’est un esprit qui s’impose, et une tonalité.
Je sais que lorsqu’il fut question de traduire les premiers strips de Tulipe, Sophie Guerrive s’est retrouvée devant une difficulté. Les phrases en apparence très simples sont découpées par la scansion des cases, et ce tronçonnage de la phrase donne un rythme déterminant pour le sens de la planche. Et ce découpage était difficile à transposer d’une langue à l’autre. Que Tulipe soit aussi difficile à traduire que de la poésie éclaire l’une des particularités de la narration guerrivienne, ce rythme étrangement haché et cette tonalité si spéciale qui participent, avec l’esthétique dépouillée du dessin, à charmer le lecteur.
Charme et trouble, car Tulipe n’est pas un doudou pour adulte, un refuge qui consolerait du monde, et son humour tient justement à sa manière maline de briser l’enchantement en confrontant ses personnages de fable à nos inquiétudes petites et grandes. Le monde de Tulipe est paradoxalement calme et intranquille. Et parfois la diégèse tremble, et comme si l’on apercevait l’ombre du marionnettiste, laisse poindre les inquiétudes très personnelles de l’autrice… très personnelles, donc universelles. Tulipe est le strip animalier d’une humaine humanité inquiète et fragile, avec ce quelque chose de brisé devant l’inéluctable qui provoque la philosophie.
Selon mon habitude, je vais m’en tenir là, à mes impressions de lecteur. Si vous ne comprenez pas de quoi il retourne, c’est que vous devez absolument lire les trois tomes parus. Et puis je dois écrire à l’un des personnages du monde de Tulipe : le caillou.
Très cher caillou,
Comme je te sais docteur, j’ai presque honte d’oser te contredire, mais il existe dans la partie archéologique de ma bibliothèque (au sens, la plus ancienne, celle qui date d’entre mon enfance et mon adolescence) au moins deux livres qui prouvent qu’un caillou n’est pas un sujet mineur : « livre de pierre » de Robert Ganzo et le célèbre « L’écriture des pierres » de Roger Caillois, qui doit être l’un des premiers « essais » que j’aurais acheté de mon propre chef (et là je ne parle pas d’un minuscule sorcier à chapeau ridicule). Ces deux exemples, qu’on pourrait augmenter d’une théorie archéominéraliste, prouvent bien que si, des gens voudraient bien un livre sur un caillou ! Si si si ! Évidement, cher caillou, comme je te sais perspicace et têtu, voire un peu rigide autant en surface qu’en substance, tu remarqueras vite que les deux livres sus-cités ont le même très gros défaut : leur narcissisme. Les hommes ne s’intéressent aux uns que parce que d’autres hommes les ont gribouillés, et les autres par ce mécanisme irrépressible de leur cerveau qui leur fait prendre des vessies pour des lanternes et qu’on nomme « paréidoli ». Et je sais, pour en avoir fait partie dans l’enfance, qu’il existe des millions de passionnés de caillou, bien sûr très snobs, qui recherchent l’exceptionnel, mais aussi des amateurs de cailloux modestes. Mais entrer dans une « collection » est sûrement une forme de cauchemar pour toi ! Surtout qu’à bien y regarder, je te trouve plutôt noble et poli, et me demande si tu n’es pas plus « galet » que « vulgaire » caillou ? Sans t’ennoblir contre ton grès, je pourrais peut-être te rassurer avec la première phrase de « L’écriture des pierres » :
« De tout temps, on a recherché non seulement les pierres précieuses, mais aussi les pierres curieuses ».
Et franchement, quelle pierre plus curieuse que toi ?
Le caillou & Sophie Guerrive | BONOBO.NET
[…] quoi, le courrier, ça marche encore ! Il m’aura suffit d’une courte missive (ici), pour qu’enfin il me rende visite, ce sacré caillou […]