Auto-ombromanie et considération de classe

Publié le 2 novembre 2021

“J’ai seize ans. Dans le bas, l’ombre portée du buste de mon père qui a pris la photo.” La place, Annie Ernaux

L’auto-ombromanie est la manie d’oublier son ombre dans le champ d’une photographie, phénomène peut-être encouragé par l’injonction à ne pas réaliser de contre-jour… L’auto-ombromanie est la grande spécialité de l’historien de la photographie Clément Chéroux. Il en parle dans tous ses (très bons) livres que j’ai pu lire. Dans le cadre, l’ombre sur la photo est aussi l’un des indices d’une frontière de classe qui délimite les productions culturelles élitistes des productions naïves. Et la naïveté en question est la question de ce court billet : sur telle photographie, est-il si facile de déterminer si l’ombre est volontaire, pour sa signification (trace de la présence) ou son esthétique propre, pour sa plasticité, ou est-ce une erreur, une faute et la marque d’une pratique populaire maladroite et inconsciente d’elle-même ?  

Ce dont je suis déjà certain, c’est que considérer qu’il existe une frontière évidente entre pratiques savantes volontaires et pratiques populaires inconscientes est un a priori d’une classe bourgeoise/éduquée toujours prompte à mépriser le reste de l’humanité. Si j’ai un problème de manière plus générale avec la notion d’art brut ou art naïf, c’est bien parce qu’éduqué ET issu des classes populaires, je sais que les choses sont bien plus compliquées qu’elles n’y paraissent vues d’en haut de la chaire, et qu’il faut se garder de négliger en bloc les pratiques populaires… et tout autant de les surévaluer ou de les mythifier. Si j’ai un grand doute sur l’existence d’un art brut, pur et acculturé, en peinture,  pour ce qui est de la photographie, la culture visuelle générale a infusé très vite et simplement par les magazines, et a pénétré ainsi toutes les couches de la population, sinon tous les cerveaux. 

Au mimétisme des esthétiques savantes ou professionnelles simplement disponibles chez les marchands de journaux, il faut ajouter la part ludique des pratiques photographiques, et dans ce cadre, il n’est pas rare de jouer avec son ombre. Au fur et à mesure du perfectionnement des appareils, l’appropriation des outils a été forte. Et, en particulier à l’adolescence, nous sommes nombreux à avoir des souvenirs de jeux avec la photographie sans lien avec une quelconque pratique artistique, et ça bien avant la période Smartphone. 

[Au passage, on peut fabriquer une esthétique particulière de manière parfaitement volontaire sans pour autant mettre en jeu une esthétique autonome (Art). La science le fait, par exemple.] 

Et donc, l’ombre sur la photo, hors estampille “Art”, n’est pas nécessairement l’indice d’une erreur, mais peut parfaitement être une mise en scène volontaire. Comme sur cette petite photographie exposée fièrement sur un buffet d’un salon familial (paysannerie modeste) pendant plus d’un demi siècle, et présentant sans erreur l’ombre des deux mères des deux enfants photographiés :

Ombres de deux sœurs avec leurs deux enfants, 1954, collection Céline Guichard
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