Molloy de Samuel Beckett. Quel texte ! Deux cons en miroir, Molloy & Moran dos à dos dans un unique livre, l’un cherchant l’autre. Deux cons parfaitement suffisants, parfaitement humains, dont l’écrivain se moque, et le lecteur aussi, parfois cruellement, parfois avec une dose d’empathie (surtout pour le clochard rampant). Deux sales machines célibataires qui ruminent hermétiques dans leurs respectives caboches. Deux faces d’un récit trouble oscillant entre l’humour grotesque, souvent scatologique, et une horreur sourde, presque gothique. Molloy, livre exactement double, ne ressemble à rien. Des envolées jubilatoires (enfoncée jubilatoire devrais-dire) comme cette description minutieuse de l’art de sucer des cailloux. Du haut délire.
Je ne comprendrais jamais qu’on pousse de si hauts cris sur la structure (quel beau squelette vous avez !), surtout quand elle est d’une telle radicalité, alors que la monstruosité, et donc tout le sel, est dans le menu détail des processus mentaux des personnages. Enfin, je devais lire ce livre depuis longtemps. Ce second confinement m’en donne l’occasion. C’est déjà ça !
Mon édition est de ces machins des clubs, reluire pleine toile que je détestais enfant, peut-être à cause des France Loisir de mes parents. Mais aujourd’hui, je reconnais qu’ils, ces vieux clubs des années 50 et 60, ont eu la grande vertu d’user de très bons graphistes. Ce livre-ci est signé Jacques Daniel, qui, clairement, a choisi d’évoquer la structure du livre dans la symétrie des plats. Les ronds enfermés dans leur cadre épais signifiant je suppose les deux personnages.
Le graphiste a transformé ce Molloy en objet radical, résolument abstrait, résolument géométrique. Et avec sa grosse toile marron, je n’arrive pas à me décider si je le trouve d’une étrange laideur ou simplement très beau. Son bord blanc frangé pastiche une esthétique picturale en accord avec son époque d’édition, la fin des années 50, oui, mais quel rapport avec le grotesque/burlesque rural du livre ? Le texte de Molloy est fait de pittoresques et d’anecdotes, de détails baroques sur les manies des personnages. Donc, le contexte (artistique) d’édition a pris le pas sur le contenu de l’œuvre. Pourtant, en choisissant d’évoquer la structure et non l’anecdote, ce qui aurait été plus traditionnel, Jacques Daniel a fabriqué un objet-livre à l’esthétique affirmée, assumée, qui me le rend aujourd’hui séduisant.