Ou le déni du dessinateur…
Ce billet n’aurait pas existé si je n’avais pas observé pour la deuxième fois une toute petite chose discrète… En effet, rien n’est plus discret que l’omission… par définition. Et rien n’est plus difficile à prouver… par définition…
Venons-en au fait : en 2010, à l’occasion du Festival international de la Bande dessinée d’Angoulême, j’assistais à la « rencontre » avec Sempé. Et c’était très agréable, car il a beaucoup d’humour. Oui, bon, c’est son métier… Mais tout le long de l’interview, puisque parmi les questions récurrentes de ce genre d’exercice revient systématiquement celle des références, je me suis demandé pourquoi il ne citait jamais Chas Addams (Charles Addams)… qui pourtant a lui aussi travaillé pour le New Yorker et puisqu’il expliquait que participer à ce journal était une véritable obsession. Chas Addams collabore avec le New Yorker dès 1935. Il était donc impossible que Sempé fantasmant sur ce journal ne connaisse pas aussi ses images…
Je me posais cette question bien innocemment, ne comprenant pas pourquoi il se donnait comme unique référence américaine Saul Steinberg. En effet, s’il est difficile de nier l’évidence, Saul Steinberg est une source d’inspiration, et même une « aspiration » de Sempé, Steinberg, lui, vaut par son invention formelle, par sa liberté stylistique et une chose incroyablement plus rare dans le dessin appliqué, ses images en phases avec son époque, c’est-à-dire [presque] contemporain des inventions formelles des plasticiens. Alors, même si Sempé se rêve en Steinberg français, il ne reste pourtant rien de l’inventivité formelle de son ainé dans son travail si graphiquement sage et réactionnaire, et il s’avère bien plus un « Chas Addams français » (et encore en moins fantaisiste) qu’un Steinberg Français… Mais je veux bien le laisser s’échiner à s’inventer des références aussi prestigieuses (c’est-à-dire à haute valeur culturelle ajoutée) que bancales, puisqu’à part dessiner des tas de petits personnages dans un grand décor, le passage stylistique entre l’un et l’autre est loin d’être évident quand on élargi le regard à l’œuvre…
Et bien malicieusement, j’en étais venu à me dire qu’il était beaucoup plus facile d’assumer des modèles lointains, comme un horizon glorieux qui donc laissait un immense champ libre à l’épanouissement de son propre style… En gros, plus la référence est lointaine, plus on a l’impression d’avoir inventé et plus on a l’espace de cette invention. En fait, pour être exacte, plus on a d’espace pour l’invention de sa propre légende…
Des couvertures du New-Yorker par Chas Addams :
L’omission de Sempé aurait pu avoir une autre raison, puisque Chas Addams est célèbre « par la télévision », ce qui pour beaucoup, le disqualifie comme référence avouable… Ce Chas Addams qui pourtant a inspiré l’un des plus célèbres humoristes américains, Gary Larson, dont l’humour est entièrement contenu dans une part seulement de l’œuvre de Chas, et ceci même si Gary Larson a lui-même a été largement copié dans le monde entier. Le dessin d’humour est une chaine sans fin qui lie inextricablement les orgueils les plus réfractaires !
Mais voilà, en lisant dernièrement un interview assez long de Robert Crumb (« Qui a peur de Robert Crumb » catalogue du Musée de la BD 2000), je fini par tomber sur l’obligatoire question des références, et je m’attends bien sûr, évidemment, cela va de soi, à retrouver en énorme le nom de Basil Wolverton… et… non. Rien. D’étranges références anciennes, illustration gravée de la presse XIXe, encore la haute valeur ajoutée culturelle, et des dessinateurs comme Walt Kelly, dont le rapport avec le style de Crumb, s’il est concevable, n’est pas immédiat ni si évident… Alors quoi ? Encore un cas d’omission de LA référence la plus évidente, celle qui saute aux yeux, celle qui est évidente historiquement, c’est-à-dire le dessinateur qui « ressemble » et qui sévissait déjà dans les comics lorsque Robert Crumb était enfant ? Rien ? Pas un mot de reconnaissance, alors que les collectionneurs américains sont formels sur l’influence stylistique de l’un sur l’autre ?
[J’ai volontairement choisi d’illustrer le billet avec des planches de Basil Wolverton des années 40, c’est à dire alors que Robert Crumb est petit enfant et qu’il a donc pu voir dans les « vieux comics » qui devaient trainer partout et peut-être même dans la chambre de son frère ainé. Une recherche sur Google montrera que le lien entre leur production est encore plus évident dans les décennies suivantes.]
La question que je me pose maintenant, ce n’est pas si cette petite faiblesse morale qui fait occulter ses plus évidentes références existe ou pas, mais si elle est consciente ou inconsciente…
Je peux comprends qu’une fois célèbre, on va éviter de rappeler l’existence d’auteur antérieur qui pourrait minimiser sa propre importance, en rétrécissant son champ d’invention, et que cette omission laisse toute liberté a la construction d’une légende personnelle. Et dans ce jeu-là, on est jamais tout seul puisque l’intervieweur ou le biographe tient lui aussi à grandir l’auteur pour se grandir lui-même, qui a le « privilège de ce moment privilégié » de la rencontre et de la parole recueillie. Après tout, que vaudrait l’interview si l’espace historique de l’auteur n’est pas suffisamment grand ? Donc, personne n’a intérêt à raconter l’histoire visuelle comme une grande chaine d’influence et de plagiat, mais plutôt à tout ramasser dans la construction du mythe du génie immanent des grands auteurs.
En guise de conclusion, je laisse le dernier mot à Chas Addams… retournez voir la première illustration de ce billet, cliquez dessus, et méditez…
Jean-no
Je partirais du principe de la totale bonne foi des auteurs : s’ils oublient de mentionner x et mentionnent y, ça peut être pour quelques bonnes raisons :
– l’ignorance de ce qui est évident : l’artiste s’est échiné à faire du x mais son travail ressemble à du y et il ne peut ou ne veut pas le voir. Le douanier Rousseau méprisait les modernes qui le fêtaient et admirait les peintres que nous appelons pompiers à présent…
– les influences communes : Wolverton ne sort pas de nulle part non plus (Al Capp, Jack Cole, et pourquoi pas des gens comme Herriman, Outcault, McCay, Feininger) et quand on pense à lui, ce n’est pas forcément pour les mêmes raisons que Crumb même si certains dessins très personnels de Wolverton font complètement penser à Crumb. Tiens, l’un et l’autre ont publié des récits tirés de la Bible !
– La timidité à évoquer des références intimes : Addams n’est pas aussi connu en France que Steinberg, alors le mentionner expose à devoir répéter le nom, où à ce que les auteurs des interviews l’omettent, parce que ça ne rentre pas dans leur grille.
Reste que l’idée d’omettre ce qui est proche et de se référer à ce qui est lointain (qui, donc, rend la comparaison plus flatteuse puisqu’elle suggère plus d’invention) est une bonne piste. En général, les auteurs détestent qu’on leur dise : je connais quelqu’un qui a presque le même boulot que toi, tu vas adorer ! 😉
Alain François
Jean-No, je pense aussi à une sorte d’acte manqué. En fait, il y a peut-être un mécanisme inconscient de protection de l’auteur, comme un réflexe d’appropriation d’un espace stylistique, qui fait évacuer les « autres occupants ». Mais moi qui voue un quasi culte à Crumb depuis mon adolescence, je n’arrive pas à croire qu’il ne sache pas ce qu’il doit à Wolverton (qui doit lui-même aux autres comme tu le dis, etc.) parce qu’il y a quand même un lien biographique très très étroit entre les deux. Leurs références communes n’étaient pas systématiquement dans ses lectures d’enfances… Ce sont déjà des références savantes. Là, il y en a un qui est juste un peu plus vieux, et pour évoquer la période des années 50, Crumb dit lui-même que la lecture décisive pour lui fût celle de MAD… auquel participait Wolverton… En gros, c’est le dessinateur le plus proche de lui, et qui en plus a accompagné Crumb tout au long de sa formation visuelle… Alors, quand il va chercher des références au XIXe siècle… j’ai du mal à ne pas y voir une certaine… j’allais dire mauvaise fois, mais c’est peut-être juste un réflexe défensif, disons une omission stratégique…
Mais impossible de savoir avec certitude… C’est sur !
Encore que comme tu l’évoques… la Bible… Hum hum…
Alain François
À l’instant même sur facebook (coulisse du Web, du coup), Dominique Hérody me signale le portrait de Sempé dans « le Monde des livres » dans lequel il rappelle récemment ses influences, dont Chas Addams découvert à 19 ans dans le New-Yorker. Ce qui enlève pas mal de sel à ce billet… Mais il reste toujours les images !
Et le lien sur la vidéo qui lie définitivement Wolverton et Crumb : http://www.youtube.com/watch?v=gliCE-vDNc0
André Gunthert
La question des influences est-elle autre chose qu’un rituel des interviews dans certains types de pratiques artistiques, graphiques ou musicales en particulier? Pour les acteurs, cette question est remplacée par celle de la proximité du rôle avec la vie ou la personnalité de l’interprète… Les mystères de l’art dans le prisme médiatique se réduisent à quelques figures de style qui sont autant de cache-misère de l’absence d’analyse réelle du style ou des spécificités de l’artiste interviewé…
Alain François
André, je pense aussi que ce n’est rien d’autre qu’un rituel, ou une facilité. Je pense que l’argument est que «peu importe les questions, l’important est de provoquer la parole de l’auteur ». Mais en fait, le jeu de l’entretien n’est pas une conversation libre, mais un espace piégé, dans le sens ou l’un des protagonistes à une idée de ce qu’il veut obtenir de l’auteur, et l’autre, l’auteur, plus ou moins de professionnalisme et donc de réponses automatiques. D’ailleurs, exercice hautement artisanal, un entretien, ça se prépare… Et la question des références est si codée qu’elle n’a de sens que si les lecteurs ou auditeurs entendent les références. C’est pour ça qu’en France, on demande à Art Spiegelman quels sont ces auteurs FRANCAIS qui ont sa préférence…
Enfin, dans toutes ces pistes, une m’intéresse : la fétichisation de la parole de l’auteur. Comme si l’auteur ne pouvait pas mentir. Quand je dis mentir, ce n’est pas « mentir », mais orienter, biaiser, adapter, raboter, retenir, accentuer, etc. La parole de l’auteur sur son œuvre est une reconstruction continuelle. Par exemple, Robert Crumb (ça m’énerve. J’ai l’impression de taper à l’aveugle sur un type que j’adore. Il n’est là qu’à titre d’exemple) peut dire « Wolverton m’a influencé » sans que ça rende justice à la dette réelle, sans que ça ne rende bizarre la mise à égalité d’une dette « biographique », c’est-à-dire d’un auteur avec lequel on a grandi, et qu’on a parfois décalqué et une pseudo-dette « culturelle », médaille en chocolat qui tient autant de la référence convenue que de la reconstruction historique… quand on va chercher une référence qui se croise en général qu’à l’âge adulte dans des milieux très culturels par exemple…
De la même manière, on peut s’interroger sur la quantité de reconstruction qu’il y a dans l’anecdote de la détection de Carl Barks par les frères Crumb enfants. C B n’était pas le seul bon dessinateur chez Disney, ce serait franchement abuser, mais c’est celui qui est une vedette aujourd’hui… (Mode parano : « comme par hasard »). Je ne remets pas en doute la parole de Crumb. On peut détecter Carl Barks en lisant Mickey, c’est rond, c’est chouette, c’est dynamique et les histoires sont bonnes. C’est vivant quoi ! Non, je tente de la juger à sa juste valeur : celle d’un témoignage.
En gros, l’entretien est codé du côté du récepteur (provocateur) de la parole de l’auteur, mais l’entretien est aussi l’occasion pour l’auteur de repeindre son intérieur, de refaire la tapisserie, de changer les lampes, et d’épousseter le canapé… Et si c’est fait par quelqu’un d’honnête, alors c’est fait avec délicatesse, et personne n’y trouve à redire… quand c’est Kirchner qui antidate ses toiles…
Joseph Béhé
c’est confirmé par le sociologue Pierre Michel Menger qui a écrit plusieurs paragraphes sur ce sujet dans son essai « Le travail créateur » .
(la « fabrique des auteurs », l’influence et les mécanismes de la critique, comment se forge la renommée… entre autres)
Thierry Dehesdin
Se faire reconnaître la qualité d’auteur par la société englobante n’est pas chose facile. Et suppose en particulier que l’on se livre au jeu social d' »orienter, biaiser, adapter, raboter, retenir, accentuer » dans les interviews pour donner à la société une image conforme à ce qu’elle attend d’un auteur. Lorsque la consécration est venue, il n’y a sans doute plus d’obligation mais il reste des habitudes.
Alain François
Merci Joseph. Je me dis ce matin que j’aurais du le lire en entier, celui-là…
Joseph Béhé
J’avoue avoir laissé tomber le chapitre 1 qui semble une démonstration faite uniquement à destination de ses confrères.
Alain François
@joseph Oui, mais c’est aussi cette manie d’extraire d’un livre ce dont on a besoin et d’abandonner le reste…
Alain François
@Thierry je me rends compte que ce billet peut être pris de manière un peu agressive. Alors qu’en fait, je considère ces mécanismes de construction d’une légende personnelle comme parfaitement communs. De plus, en effet, l’auteur n’a pas le choix. Quelle que soit sa stratégie pour répondre à la demande, il est coincé.
Imaginons que confronté à la réception de son œuvre, il se découvre un précurseur, ou un cousin…
Il a deux choix : soit, il dit la vérité, qu’il ne connaissait pas et alors encore deux cas, soit il passe pour inculte, soit il passe pour un copieur de mauvaise fois.
Soit il assume, avale, et régurgite en considérant qu’il n’échappera pas à la comparaison… Il passe pour « informé », mais moins inventif… Son œuvre en sort démonétisée…
Dans tous les cas, il est coincé par la situation même : la pression des commentaires qui le « construisent ». Ce qui ne dédouane pas les auteurs qui manipulent leur propre vie. Et qui a dit que les auteurs devaient dire la vérité ? Après tout, ils ont le droit de garder leur fantôme pour eux ! La vraie généalogie de l’œuvre est infiniment plus complexe et ne peut se réduire à un chapelet de nom hasardeux. Parfois les références sont incroyablement lointaines, ou même négatives. Les interviewers ne demandent jamais : quels sont vos contre-modèles ? Qu’avez-vous fui ? Mais je m’arrête ici pour l’instant parce que ça nous embarquerait trop loin, vers une critique des théories Girardiennes…