Il se dit parfois que la bande dessinée n’a pas de genre à soi. Pourtant, dans mon ciel convexe d’une imaginaire terre concave (des concavistes, cousins des alcooliques anonymes et autres platistes à fermentation haute), une généalogie parabolique d’hauts zauteurs merveilleux s’enchaîne pour m’enchanter. Ce sont ceusses, généreux, qui continuent à m’amuser l’esprit, cet esprit vieillissant et conséquemment de plus en plus dur à stimuler. Ils sont peu, moins même, trop rares, morts pour la plupart. Et même l’inoxydable cucurbite vient de claquer… Pour préciser, puisque c’est une farandole de narrateur graphique, je suppose que je les goûte encore parce que je leur reconnais autant d’esprit dans le trait que dans le récit, et autant encore dans la manière dont le trait incarne le récit par la fusion des esprits particuliers de la trace et de la langue. Ces deux choses-là composant cet art à part qui m’importe aussi depuis l’enfance (ce « aussi » est important sur ce blog). Bien sûr, j’aime d’autres gens-genres pour d’autres raisons. Mais ceux dont je parle ici, je les goûte pour une fantaisie commune, une licence cousine, un sommet de liberté inaccessible aux médiums trop policés (et trop chers. Celui-ci est pauvre à faire, et pauvre à vivre). Et les qualificatifs, non-sens, absurde, grotesque, fantaisie, ne suffisent pas à ceindre un territoire libre, instable, irrationnel, et si délirant que la poésie surréaliste même en semble compassée.
Trêve de lyrisme et au fait.
Jean-Christophe Menu est vivant et il s’y colle encore. Istérésie ? Quelle étrange énergie l’anime encore pour créer un monde-fantaisie en temps de post-fantaisie ? Nous ne sommes plus à l’une de ces époques ou, par exemple, partant de journaux enfantins, prospérait l’univers stroumpfique jusqu’à conquérir le monde. Il faut donc un certain courage pour recréer la chose, nécessairement pastiche, sans le phénomène économique et social, et surtout sans cette imprégnation collective précoce qui a saturé l’imaginaire de mes générations et des précédentes (de moins en moins les suivantes confrontées à une atomisation socio-culturelle). Jean-Christophe Menu ? L’un de ceux qui avaient remué le marécage rance dans lequel s’engluait tout un médium au début des années 90 du siècle dernier ? Oui, c’est donc celui-là, qui produit une chose étrange et inattendue par sa désuétude même, reprenant continuant une recette bêtement abandonnée : le n’importe quoi qui trouve sa cohérence par une unité de lieu, de temps (hum…) et de personnages. La chose prenait alors la forme d’un volume chez l’Asso et quelques conséquences A6, et la chose était rafraîchissante, et même, dans son noir et blanc et ses mises en pages quasi comics, parfois somptueuses.
Presque vingt ans plus tard, le nouveau volume est plus sage, plus dans les rails rigides du gaufrier franco-belge, mais on y retrouve l’alpique imaginaire et ses protagonistes cons, mais convaincants, avec ce plaisir qu’on avait enfant à désirer que l’aventure continue, encore, toujours, par ce mécanisme doudouesque dont Eco s’étonnait. Alors, je suppose que ça peut se critiquer, mais je ne vais pas m’autogacher le plaisir de lecture. Il devient trop rare. Et je dois dire que, contre l’intention d’auteur, peu m’importe le jeu sur la diégèse, même s’il est malin il reste parfaitement classique dans l’histoire du genre. L’important, pour moi, reste d’y retrouver avec surprise cette jubilation particulière de l’enfance que l’on perd déjà dans la pulsion de mort de l’adolescence, cette manière de s’immerger dans un petit monde outre dont on accepte les règles les plus folles, ou les plus cons… Pourtant peu sujet à la nostalgie, je garde pour ce Mont-Vérité cette part d’enfance que j’imaginais perdue, et m’en trouve plutôt bien.
Léger couac, je ne comprends pas la nudité intertextuelle, inhabituelle en édition, qui rend l’objet ovni en l’isolant de ses prédécesseurs.
« Couacs au Mont-Vérité » de Jean-Christophe Menu est chez Dargaud, avril 2021