Je poste cette chronique avec bien du retard… Pas eu le temps de la relire pour corriger certains détails selon les recommandations de Sophie. Avec mon orthographe de dyslexique, j’avais malencontreusement oublié qu’elle était une fille… et confondu « Prisu » et « Monop », mais ça, c’est la conséquence d’une autre déficience…
Donc, chronique du 5 juillet 2008 :
Soirée très réussie, pour la pendaison de crémaillère de Jean-Pierre.
Il habitera maintenant en dessous de chez Yann et Sophie, gagnant ainsi sa place face au nord, suspendu au-dessus de la vallée. Personne ne regretterait son ancien appartement.
Même si le nouveau est vieux et modeste, il donne sur ce paysage d’un luxe chaque jour renouvelé.
La vétusté de leur immeuble me fait peur, qui ressemble tant à un décor de film d’horreur japonais. Même s’il m’évoque aussi, très improprement du point de vu architectural, « Le locataire » de Polanski et Topor. Mais le couloir étroit au mur aussi vert qu’irrationnel, qui n’offre aucun repère orthonormé à l’œil affolé, évoque l’horreur japonaise pour une raison qui m’échappe, tout de suite.
Les obliques expressionnistes des murs et du plafond ne semblent tenir ensemble que par la résistance obstinée d’une fine barre de fer qui traverse le couloir.
Je plaisante à chaque fois sur le thriller que nous pourrions y tourner. Ma manie des gags récurrents qui énerve tant Céline.
J’ai hésité à glisser dans ma poche le minuscule Ricoh de Céline. J’ai trimbalé le lourd Canon si longtemps que je me sens libéré de ne plus avoir d’appareil sur moi. Je pars sans outils (sic !), les mains dans les poches, cette liberté affichée. Tant pis pour les images. Tant pis pour les jolis bougés attendus des danseurs frénétiques dans le sombre du petit matin.
Sophie nous invite à passer chez elle avant de descendre à l’étage en dessous, pour la pendaison de crémaillère de son nouveau voisin. Elle semble avoir des tas de choses à nous raconter.
Nous la découvrons épuisée.
Elle raconte donc ses dernières aventures. Elle nous a déjà parlé de ses démêlés avec son petit voisin du 1er très bruyant. Ces vieux appartements au sol en parquet laissent autant passer les bruits qu’ils interdisent une véritable intimité. Mais en début de semaine, les bruits qui venaient d’en bas l’ont effrayée. Ça ne ressemblait pas à une querelle de ménage, et il lui semblait même distinguer plusieurs voix masculines agressives. Sans qu’elle s’en doute, un uld up quasi-cinématographique se déroulait à quelques mètres d’elle… Mais comme elle raconte mieux que moi sa propre aventure, autant reproduire le message qu’elle m’a envoyé :
« …Mes démêlés avec le voisin du dessous au 1er… Les agresseurs seraient entrés dans l’immeuble par 1 des 2 appartements du RDC dont la fenêtre est toujours ouverte. Les appartements interdisent une véritable intimité, pour les voisins du dessous surtout ; j’ai vécu avec eux, mais je crois qu’ils n’ont pas vécu avec moi, enfin j’espère.
J’étais en effet épuisée, et les bruits m’avaient effrayée…
J’ai retrouvé les voisins dans l’entrée avec une femme policier et une autre qui prenait des photos. Plus un vieil alcoolo du RDC, qui sort dès qu’il y a du bruit. C’est bizarre qu’il n’ait pas réagi lors de l’agression d’ailleurs. Peut-être que j’en saurais plus quand j’irais faire ma déposition. Malgré le dérangement, c’est comme dans les films, j’aime bien.
Autre détail, le voisin est cuisinier et pas serveur, et s’est fait braquer chez lui, enfin dans l’entrée au RDC et dans le couloir (eh oui le vert irrationnel parfait pour la situation !). Mais en y repensant, c’est possible qu’ils ne soient même pas montés au 1er étage chez le gars, puisqu’il devait avoir sa paye sur lui…mais en même temps j’ai ressenti tout ça comme si c’était très proche…je ne sais pluuuus. Oui, sa nana était dans l’appart et elle a cru que c’était Yann et moi qui faisions du bruit dans le couloir (on ne fait JAMAIS de bruits suspects comme ça nous, on parle simplement, je crois). Je subis une légitime peur rétrospective (mais pas tant que ça quand même !), qui m’interdit le sommeil…
Normalement un enquêteur doit m’appeler et il va falloir que j’aille au poste de police bientôt, je vous raconterai.«
Je me suis donc trompé sur l’ambiance de l’immeuble, beaucoup plus Polar année 40 qu’Horreur japonaise fin XXe…
La soirée :
Découverte du nouvel appartement de Jean-Pierre. Trois pièces parallèles, à peu près équivalentes, avec chacune une fenêtre sur le paysage. Le salon, qu’il a volontairement vidé de tout, la cuisine, tout aussi vide, et sa chambre qui doit contenir ses affaires qui attendront la fin de la fête pour se répandre à leur emplacement définitif.
Le mur de la cuisine est étrangement rouge. Sinon, vieil appartement repeint, du même genre que j’en ai moi-même repeint, il y a quelques années, pour payer mon loyer. Logement habituel de bien des gens, conforme au parc privé français, peu reluisant, mais qui se rattrape par son emplacement et son relatif confort.
Antoine a ramené du Médoc une spécialité en voie de disparition, le « grenier médocain », ou quelque chose comme ça, qui ressemble à une chose dégoutante proche de l’esthétique de la panse farcie jusqu’à ce qu’on le coupe, et surtout qu’on le déguste. Une délicieuse spécialité au poivre qu’il est peut-être dommage d’offrir pour un buffet sauvage. Mais les premiers arrivés dont nous faisons partie s’efforcent avidement d’en priver le gros des troupes qui rempliront bientôt les modestes deux pièces vides que Jean-Pierre offre à la fête.
Discussion avec Antoine, sur la publication web, et une dose étrange de politique. La surprise de nous retrouver contre la régionalisation qui produit des effets pervers dont personne ne parle, comme le déni de démocratie, l’inégalitarisme, et le contrôle accru de la vie privée. Je devrais en parler longuement, ailleurs, pour exposer mes expériences professionnelles qui prouvent qu’il est toujours meilleur d’avoir un pouvoir très loin de chez soi, plutôt qu’à sa porte. La démocratie locale est un fantasme qui cache simplement un féodalisme relooké.
Nous parlons de la soirée, de l’étrangeté de ces soirées-là dans cette petite ville, de leur ambiance quasi “new-yorkaise” totalement décalée, à cause du petit milieu du dessin, du graphisme, de l’animation et de la BD. Il y a ici des auteurs, des artistes, anormalement nombreux et d’origine si lointaine parfois. Nous jetons de concert un regard panoramique sur les gens ayant déjà publié, ou en passe de le faire. Comme il est étrange de trouver une telle réunion dans une ville de province. Ces gens si bizarres qui vivent pourtant ici, parfois n’en partant plus comme Matt qui ne semble plus vouloir repartir puisqu’ici (depuis : il semble qu’il rejoigne bientôt sa femme en Angleterre), il se trouve bien plongé dans une sociologie qui partage sa culture, ses préoccupations, et ses espoirs. Comme ces Coréennes qui discutent dans un mélange de Français, d’Anglais, et de Coréen donc… Peut-être…
Nous plaisantons souvent, sur le fait qu’on ne peut se poser en terrasse pour boire un café sans être entouré de dessinateur.
L’autre jour encore, je sirotais mon café sans comprendre l’étrange tête de Céline qui semblait bien contrariée. Nous déblatérions vigoureusement des bêtises esthétiques et plus ou moins intellectuelles. Je n’ai compris qu’après que nous étions épiés par une dessinatrice relativement célèbre, incroyablement médiocre, mais très vendu en supermarché, et ayant même eu un début de carrière dans le cinéma US.
Une véritable plaie pour un amateur de paix !
Mais le fait d’avoir rencontré des gens vraiment sympathiques compense l’obligation de côtoyer les emmerdeurs. Je ne suis pas sur de regretter ma paix royale d’il y a encore peu.
Je ne danserais pas. Je ne sais pas trop pourquoi. Pas vraiment envie. Je regarde donc les danseurs, de plus en plus frénétiques au grès de l’alcoolisation. Et j’ai une seconde d’inquiétude lorsque je prends conscience du tangage du vieux parquet qui s’accentue jusqu’à secouer les murs. Il me passe dans la tête qu’un vieux bâtiment pourrait ne pas tenir sous le coup de butoir des danseurs modernes. Je regarde les étagères se rapprocher, indiquant que le parquet entier s’incurve, se creuse, et rebondit. Les morceaux ne durent pas assez longtemps pour que tout entre en résonnance, comme les ponts sous les pieds des soldats allemands.
Je fais la connaissance de la prof d’Anglais d’à peu près tout le monde. Je la connais déjà de réputation. Bonne réputation d’ailleurs. Elle me fait parler sur le sujet de ma thèse, ce qui m’agace au plus haut point. L’impression de dire n’importe quoi sur quelque chose qui est en chantier, et doit rester secret, enfin pas secret, mais relativement occulte, protégé de l’air, puisqu’en gestation lente. Mais je cache mon agacement par un excès de politesse, et tente de répondre à ses attentes, ses enthousiasmes et de percevoir dans le bruit ambiant, les noms des références qui lui viennent et qui ne me disent pas grand-chose. J’entends qu’elle est diplômée d’Oxford, je crois, spécialiste de littérature et philosophie, et semble désagréablement attendre beaucoup de ma pauvre conversation… Pauvre autant que réticente. Le cadre ne se prête pas à une discussion. Notre « corpus culturel » ne semble pas tout à fait le même, ce qui provoque une cascade de malentendus. Ce sale malentendu qui est d’autant cruel quand la musique braille, et force donc à mal entendre jusqu’au malentendu.
Je vais avoir plusieurs autres conversations avortées, brisées dans un malaise par la musique trop forte et l’impossibilité de s’isoler. C’est le jeu qui veut ça. Je ne comprends pas pourquoi les gens s’échinent malgré tout à vouloir tenir des conversations lorsque c’est visiblement impossible. Comme s’il voulait rejeter la responsabilité de leur malaise sur l’autre, qui finira par craquer avant et s’excuser bêtement en prétextant une intempestive soif. Ceci encourageant d’ailleurs à boire même lorsqu’on a plus soif, pour entretenir cette rassurante contenance.
Je regrette une autre seconde de ne pas avoir pris l’appareil photo. Une seconde, avant de penser que je n’ai qu’à engranger mentalement quelques images observées précieusement, pour écrire ensuite. Pas plus con qu’une photo ratée.
Comme cette main de mec qui grignote discrètement le ventre de la danseuse la plus obscène, qui arque le cul outrancièrement, et se tortille en pliant les genoux.
Comme la petite coréenne, Yoon S., qui donne des cours à Sophie, qui danse à peine, toute en intériorité, levant lentement les bras sans décoller la semelle de ses espadrilles, son regard impénétrable, visiblement contente de la nuée de garçons autour d’elle.
Comme voir Céline et Sophie se foutre du reste du monde. Céline très “rock”, ce qui l’énerve quand je lui fais remarquer, et Sophie dans une tenue improbable, robe Monop, comme elle dit, et un gilet de laine avec capuche, qui lui donne un petit faux air « Rap » (j’ajoute, « de très loin »… pour la rassurer).
Comme ceux qui en font légèrement trop, légèrement trop, comme toujours en fin de soirée.
Et en fait, bizarrement, l’impression générale que tous le monde est très content d’être là, de se retrouver, comme si chacun avait un urgent besoin d’évaquer une lourdeur. Une soirée douce parcourue de sourire. Et les filles qui dansent, échevelées.
Tout va bien. Nous rentrons doucement de chez ces voisins si proches, Lucas nous salut de la main de la fenêtre, j’apprendrais demain que Céline l’a sermonnée de ne pas nous avoir salué en ville, et là, elle enlève ses pompes pour marcher sur la route pied nu, dans le matin, le long de cet étrange paysage.