La photographie familiale peut parfois toucher à la grande Histoire, parfois tragiquement (ici / là), parfois plus clandestinement, comme ces deux photographies prisent par mon grand-père sur le bord de la route des vacances. Elles datent respectivement de 1956 et 1958. Il les a réalisés lors d’un de leurs voyages entre la Charente et la Moselle. Elles sont relativement insignifiantes : l’une d’un terrain d’aviation aperçu du bord de la route (où ?), et l’autre lors d’une escale « camping sauvage », dans un champ, quelque part avant Sens, dans l’Yonne.
Pourtant, si l’on prend le temps d’observer et contextualiser ces deux images qui ne représentent « presque rien », elles marquent toutes deux, discrètement, la situation géopolitique de leur époque et illustrent les relations d’alors entre la France sortie de la guerre et les États-Unis. Et plus personnellement, elles illustrent le monde dans lequel mon père a grandi, enfant né dans la guerre, de cette première génération qui absorbera ce qu’on lirait plus tard comme la grande entreprise de propagande culturelle de l’empire américain.
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Sur la photographie de gauche, le terrain d’aviation n’est pas n’importe quel terrain d’aviation, mais un terrain militaire américain, avec des avions de chasse américains, qui rappellent qu’après la Seconde Guerre mondiale, l’armée américaine est restée cantonnée en France jusqu’à ce que le Général De Gaulle fasse sortir le pays de l’OTAN en 1966. Une image, donc, qui rend tangible cette présence militaire, encore là pour officiellement « assurer la sécurité » du continent contre le bloc soviétique.
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La seconde photographie ne serait qu’un simple cliché familial si mon père alors adolescent n’y posait le pied sur le pare-chocs de la vieille Imperia pour bien montrer ses Converses (fournisseur de l’armée américaine), dont il semble très fier. Il a alors l’âge idéal pour être influencé par le tsunami du soft power américain qui accompagna le débarquement et qui transforma le monde et ce pays plus profondément que toute victoire militaire. Comme beaucoup de cette génération, mon père restera d’ailleurs admirateur des Américains jusqu’aux mandats des Bush… Point de rupture historique où l’image publicitaire commence sérieusement à se flétrir.
Pour lire la trace de l’influence américaine sur ces deux photographies, il aura fallu plusieurs choses : un hasard, que je les scanne à la suite et que j’en remarque le lien ; ma volonté de vouloir reconstituer les voyages découverts dans mes archives photographiques familiales ; quelques repères historiques, comme cette étrange séquence qui voit, d’un même élan, la France s’émanciper de la tutelle américaine, la réouverture des relations diplomatiques avec la Chine communiste, et même un voyage en URSS de De Gaulle ; et bien sûr, quelques souvenirs de légendes familiales, sur, par exemple, les choses désirables qu’un ado pouvait découvrir au cinéma et se procurer par l’entremise de l’Armée US…
Hard Power / Soft Power !