La guerre de Käthi

Publié le 19 août 2016

Toute photographie est un sphinx. Devant une photographie non informée, nous sommes désemparé, ne sachant quelle relation établir avec ce morceau de papier inerte.

Cet été malheureux, Je fouille, brasse et trie une masse de photographies anciennes. La seule chose que je sais, c’est qu’elles appartenaient à mes grand-parents paternels, et que si ces clichés anciens ont été conservés, c’est que pour eux, chaque photographie signifiait quelque chose. D’ailleurs, une bonne part des photographies étaient disposées dans deux petits meubes à tiroir de chaque côté du fauteuil de mon grand-père. Ce qui indiquerait qu’il les consultait encore peu de temps avant sa mort, il y a maintenant 4 ans. Il relisait sa vie, égrainant pour lui seul le chapelet des évocations. Pour lui seul, car personne de mes générations n’avaient vu la plupart de ces photographies. Ce qui, je dois l’avouer, me chagrine. Je ne connaissais pas l’apparence du père de ma grand-mère, par exemple.

Pour moi, l’ensemble est une masse presque informe. Je sais reconnaitre les photographies qui couvrent le temps de ma propre vie. Mais avant, je plonge dans des eaux de plus en plus opaques, et les visages ne me parlent pas plus que celui d’une photographie d’inconnu trouvée dans la rue.

Dix, vingt fois, je me dis “qui est-ce ?”. Et je sais déjà que pour beaucoup, je n’aurais pas de réponse. En effet, sur des photographies familiales, il peut y avoir un nombre invraisemblable de gens, famille proche, famille élargie, lointaine, voisin, ami, ami d’ami, petit et petite amie, collègue, vague relation…

Qui est-ce ?

Il faut que les gens reviennent sur plusieurs photos, réapparaissent, pour se démarquer. Oui, mais lorsqu’une personne n’apparait qu’une seule fois sur un portrait de photographe, ou une photographie d’identité, qu’est-ce que cela signifie ? On ne garde pas un portrait d’un voisin où d’un simple collègue…

Perplexité. Il reste bien quelques vivants à la mémoire faillible, à qui parfois on a montré la photographie 50 ans plus tôt, et qui pense que… Sans certitude.

Il faut aussi tenter de reconnaitre des gens qu’on n’a pas connu à des âges différents. tâche plus ou moins facile, car le corps change beaucoup, il peut grossir ou maigrir, et le visage s’élargit en vieillissant, et l’on cherche alors à retrouver une expression… quelque chose d’indicible. Mon arrière grand-mère avaient de grand lobes d’oreille, par exemple… Dérisoire indice. S’ajoute la capacité de la photographie à mentir, déformer, transformer au grès de l’angle du corps, de l’angle de la lumière, de la qualité de la prise de vue, du tirage ou du papier… De la taille du visage sur la photo. Parfois une tête d’épingle…

Et les photographies anciennes sont retouchées, si retouchées qu’on est souvent proche de la peinture. Sur ces photographies de professionnel, les gens sont méconnaissables, les traits de caractères ont été estompés, ou parfaitement effacés.

Alors, l’on est heureux lorsqu’un nom apparait au dos, une phrase, une date, n’importe quoi, n’importe quel indice qui puisse briser le silence de l’image.

On comprend alors absolument ce qu’on sait déjà : qu’une photographie ne ment ni ne dit la vérité. Elle est juste une forme du monde, froide et muette, qui ne communique avec nous que par ce qu’on lui apporte et ce qu’on interprète de son contexte.

Mon grand-père s’en servait, de manière absolument narcissique, pour raviver sa mémoire, pour raviver la mémoire de “ses” morts.

Ses morts qui largement ne sont pas les miens quand il n’a pas daigné les communiquer.

Et enfin, au dos de deux portraits, deux phrases, l’une en français, l’autre en allemand, avec le même prénom orthographié différemment : Ketty, Käthi. Je regarde ce visage que je ne connais pas, et cherche, fouille et rassemble quelques autres photographies où elle semble apparaitre…

Qui es-tu, Käthi ? Catherine ?

kathi-enfantKäthi est la jeune sœur de ma grand-mère. Mais je n’ai jamais connu de sœur à ma grand-mère, car Käthi va croiser la guerre. Pas la même que son père, l’autre, la seconde, qui de nouveau va tomber pile sous la forme d’une monstrueuse déjection de métal sur ce bout de frontière maudite, et sur Käthi l’année même de ses 18 ans.

Alors, je regarde ces photographies muettes, et je sais au moins pourquoi je ne connaitrais jamais Käthi, et pourquoi je ne saurais rien d’autre de sa vie que sa désastreuse rencontre avec un obus dont je ne connais même pas la nationalité. Quelle importance ?

Käthi, muette à jamais, jeune à jamais, nouveau sphinx familial, et cœur renouvelé de la mélancolie photographique.

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4 comments

  1. […] photographie familiale peut parfois toucher à la grande Histoire, parfois tragiquement (ici / là), parfois plus clandestinement, comme ces deux photographies prisent par mon grand-père sur […]

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